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Noli
me tangere
Je
définirais volontiers le spectacle, après quelques autres, comme une
action déroulée à distance, et dont je suis exclu. Le lien du spectacle à la
spéculation, ou à la théorie, est donc d'origine, comme l'étymologie
du mot théâtre nous le rappelle: ce qui m'arrive depuis la scène est
une pellicule de signes prélevée sur le bruit et la fureur du monde.
Ce simulacre m'informe, me divertit ou m'émeut tout en me protégeant,
il me laisse libre de réfléchir et de tirer les conséquences de la
représentation "pour moi". Le dispositif suppose ainsi une double clôture:
de la scène limitée par la rampe (il n'y a pas de spectacle, ou celui-ci
se trouve amoindri, s'il est loisible à chacun de pénétrer sur la scène,
si on ne sait à quelle heure la séance commence ou finit, si les positions
entre les acteurs et les spectateurs ne sont pas fermement assignées...),
d'un public placé en vis-à-vis et lui-même retranché dans son for intérieur.
Appelons coupure sémiotique cette division spectaculaire, matérialisée
au théâtre par la rampe. Sur elle repose le grand partage ou la séparation
décriés par Debord: "La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle...
Tout pouvoir séparé a donc été spectaculaire. (...) Le spectacle (...) échappe à l'activité des
hommes, à la reconsidération et à la correction de leur oeuvre. Il
est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante,
le spectacle se reconstitue." D'un côté s'accumulent les signes d'une
vie brillante dans la distance, de l'autre les gens s'attroupent, massivement
condamnés à observer ce monde sans pouvoir l'atteindre ni le réaliser.
La frustration fascinée constituerait le corrélât ordinaire de ce concept
trop général du spectacle, à la fois opium des foules et stade suprême
de la marchandise. "A mesure que la nécessité se trouve socialement
rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve
de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir
de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil".
Il y a plusieurs façons de réfuter ces affirmations péremptoires.
La coupure sémiotique, qui est le propre-de-l'homme, ne frustre
pas mais libère. La scène n'est pas simulacre exsangue
mais existence supérieure, îlot d'ordre et jeu souverain.
Sa transcendance n'humilie pas mais procure, selon le mot d'Artaud, une "sublime
aération". Le spectateur n'est pas écrasé dans
une flaque de passivité mais lui aussi s'active (question de grain
dans l'observation: le corps sans doute ne bouge pas mais l'esprit? Que
sait-on des mouvements des affects, des cyclones sous les crânes?)
Le rêve qui rayonne du spectacle n'est pas opium mais vitamine.
La retraite dans cette action restreinte (comme aurait dit Mallarmé),
bien loin de nous diminuer, peut au contraire nous grandir. Etc.
La folle
dépense du spectacle m'étonne depuis toujours. Le dédoublement
de l'acteur et du personnage, les machinations de l'illusion, l'envolée
rhétorique ou lyrique, les beaux drames, le mal fou qu'on se donne
pour faire croire, pour mystifier les autres et être mystifié par
eux..., ont des raisons que la raison ignore. Je résiste mal à la
fantasmagorie des apparences, aux accomplissements incontestables de
l'hystérie. Je ne suis pas loin de croire, avec Leopardi, que "le
plaisir le plus solide de cette vie est le vain plaisir des illusions".
J'aime Fellini d'avoir célébré le spectacle d'un
strip-tease en chambre, d'en avoir tout aimé depuis le pauvre
tapage des barraques foraines ou la magie primitive des cirques jusqu'aux
somptueuses splendeurs du grand opéra (amoureusement raillées
dans E la nave va). Comme lui j'en redemande, je crie Bis! et plains
ceux qui n'accèdent pas à cette sorte de vie supérieure
et quasi sacrée.
De quelle vie...?
Quelle vie nous offrent les spectacles? Une
vie à bonne
distance, débrayée et nourrie par les signes, une téléprésence
ou une action spectrale. Parmi nos cinq sens, remarquait Hegel au seuil
de son Esthétique, deux seulement méritent d'être
appelés "théoriques" (donc artistiques) car ils
laissent leur objet exister à distance; par la vue et par l'ouïe
le monde m'affecte sans me toucher directement, je garde les coudées
franches, je peux m'abstraire de la chaîne physique et surplomber
la mêlée sensible, engager mes passions sans me compromettre.
Vide, impératif du latin voir, nous rappelle
que tout spectacle commence par faire le vide. (Comme il est vite souillé dans
les représentations ordinaires!) Ce creusement de l'évidence
suppose un mouvement salutaire de retrait. Partout où l'on examine
avant de juger, au laboratoire, au musée, au tribunal comme au
théâtre, la vie (sémiotique) de l'esprit exige l'immobilisation
des corps, la suspension des actions et une certaine clôture. Contrairement à Debord
qui déplore dans cette séparation une exténuation
de la vie, on peut y voir la distance fondatrice qui inaugure la culture.
Non seulement aucune société ne se conçoit sans
spectacles, mais le moment théâtral serait celui de la refondation
symbolique. Le tracé d'une rampe exalte un autre espace-temps, à partir
duquel ruisselleront vers nous des signes, et rien que des signes. La
scène contient la dure réalité, aux deux sens de
ce verbe remarquable, et ce filtrage fait son charme. On discute indéfiniment
de la catharsis, dont le premier effet tient sans doute à ce grand
partage stabilisateur, donc civilisateur. La rampe ou la coupure sémiotique
en général fonctionne comme un pare-chocs, elle diffère
les pressions du monde extérieur ou des corps sur les corps. Et
les scènes qui parfois déchaînent les passions ont
d'abord une vertu sédative. De sorte que depuis toujours les spectacles
sont une affaire d'état.
D'où la querelle...
D'où fatalement la querelle.
Les spectacles proposant l'illusion, l'idéal ou le rêve
avec des moyens généralement
rudimentaires, il est malin ou valorisant de ne pas marcher: de dénoncer
ces pauvres ficelles, de mettre l'idéal à plus haut prix,
ou en un lieu plus sûr. Non seulement on fait nécessairement
la critique des spectacles (la pièce était bien ou mal
jouée, conforme à l'esprit du texte, au programme, aux
canons de l'académie...), mais la discussion qui portait sur les
moyens s'attaque bientôt aux fins de la représentation.
Car il y a des limites au montrable.
Cette haine des spectacles connaît
bien des détours, et elle ne
parle pas en clair. Il peut s'agir par exemple d'une dispute entre entrepreneurs
de spectacles, l'Etat ou l'Eglise ou tel Parti se réservant le Monopole
de la Fascination Légitime et tolérant mal la concurrence de
jeunes rivaux qui leur volent des parts de marché à coups d'innovations
déloyales ou de "nouvelles technologies". À l'époque
classique par exemple, les entrepreneurs de Messe qui ne font appel qu'à des
acteurs de sexe masculin (des prêtres et des enfants de choeur dûment
costumés) pour interpréter le texte immuable de la Passion, ont
tout à redouter d'un répertoire théâtral constamment
renouvelé, et qui recrute des femmes aux formes franchement soulignées
pour jouer, mimer ou exciter de multiples passions que la morale réprouve.
Comment accorderait-on les sacrements et une sépulture en terre chrétienne à ces
trafiquants d'ombres ou de passions contagieuses? Comment voir en ces gens
dont le commerce n'attire que trop les regards autre chose que des valets dépravés ?
Sur
l'autre versant et au nom cette fois du réel, de la pulsion ou de
la VIE, on ne compte plus les attaques portées par l'art moderne et
contemporain contre les formes majestueuses et trop sages de la Représentation.
Plusieurs des propositions artistiques fortes de ce siècle ont tenté de
casser la distance représentative: soit en rapprochant l'objet du sujet
percevant, et en enrichissant la vision par une forme quelconque de contact;
soit en rendant le spectateur actif ou participatif ; soit en immergeant l'oeuvre
isolée dans un flot, un processus ou une durée qui la mêle à notre
vie.
Une communication plus directe
Artaud rêva d'une généralisation
de la présence, donc d'une dé-symbolisation. Il voulut en
finir avec cette vie bis, seconde ou secondaire en plusieurs sens du terme,
avec ce fragile espace de dédoublement édifié à double
distance: des événements que les acteurs-esclaves miment
sans les vivre vraiment, et des spectateurs qui prennent un plaisir de
substitution à ces simulacres. Mais si par impossible la "cruauté" s'instaurait,
cette communication plus directe fracasserait la scène. Marcel Duchamp
avec le ready made généralisa l'irruption, esquissée
par les collages de Braque et de Picasso, du réel dans l'espace
plastique. À côté d'une recherche d'accélération
et d'immédiateté des représentations, aimantées
par la présence réelle, on peut déceler dans ces manifestations
(qui sont aussi des Manifestes) le frayage d'une déhiérarchisation
démocratique, voire anarchique. Car tout spectacle hiérarchise,
sur la scène entre les rôles, entre les bonnes et les mauvaises
places de la salle, et toujours entre acteurs et spectateurs. Plus vite,
plus vrai et tous créateurs!..., ont scandé contre lui nos
successives avant-gardes (avec des fortunes diverses).
Par ses montages
humoristiques autant que maniaques Duchamp entendait révéler
et accompagner le déclin, depuis l'invention de la photographie peut-être,
des formes lentes et distantes de la représentation. Les frottages et
collages de Max Ernst, les anthropométries et les suaires d'Yves Klein
en dérivent directement. Mais aussi les matiérismes, les giclures
du dripping, les objets du ready made et les reliques de l'art brut, les installations,
le land art, les dépôts, les cruautés du body art ou des
happenings... Ces innombrables manifestations, généralement dirigées
contre la simple vue et "au nom de la vie", s'affairent à rapatrier
la représentation esthétique en deçà de la coupure
sémiotique, pour nous faire toucher directement les choses mêmes,
immédiatement les indices. Elles flattent en nous une impatience et une
pulsion primaires, bien accordées aux performances et aux rythmes des
nouvelles technologies de communication. Il est fatal que la scène qui
tient en respect (qui contient) les pulsions, qui m'impose d'attendre et de contempler
sans toucher, suscite compulsivement le désir de l'outrepasser ou de la
dissoudre. Car la pulsion veut se mêler, par ruée indicielle et
passion d'immédiateté.
Mais nous vivons dans plusieurs temps, et
notre polychronie laisse une chance à des
machines apparemment dépassées. Jamais les technologies du direct
n'aboliront les scènes aux représentations surannées, aux
dressages et aux patiences secondaires; et si le théâtre a pris
de nos jours un évident retard, c'est une raison supplémentaire
de l'aimer. On s'inquiète à juste titre des risques d'effondrement
symbolique que les nouveaux médias, la télévision notamment,
font courir aux institutions traditionnellement lentes comme l'Eglise, l'Ecole
ou l'Etat, qui ne fonctionnent qu'en différé. Mais la même époque
qui rêvait de happenings et jouait à mélanger la scène
et la salle (avec le Living Theater en Avignon, 1968) a bientôt réoccupé avec
délices le cadre à l'italienne, fétichisé le lourd
rideau rouge et or et dramatisé le passage de la rampe (La Dispute de
Marivaux par Chéreau, 1973). Et elle fait un triomphe à Bob Wilson
quand il étire démesurément le cadre spatio-temporel de
la scène et en décale l'action dans un différé incalculable
(Overture for Ka Mountain and Gardenia Terrace durait huit jours au festival
de Chiraz de 1972, et vingt-quatre heures lors de sa reprise à New York
et Paris). Ceci, l'écran de télévision ou l'interactivité,
ne tuera pas forcément cela (la transcendance frontale de la scène).
Frontières du spectacle ?
Il
n'est pas essentiel au spectacle d'irréaliser ce qu'il montre. Les
glissements du différé au direct, et de la re-présentation à la
manifestation (soit à diverses formes de présence réelle),
suggèrent au contraire qu'on peut faire spectacle de tout, à commencer
par la plus terrible réalité. Qu'il y a un spectacle de l'exploit,
sportif ou acrobatique (au cirque les trapézistes et les jongleurs
ne font pas semblant; pas davantage sur scène les danseurs, qui
ne se confondent pas aux acteurs; ni les footballeurs, au temps où les
matches n'étaient pas "arrangés"...). Souvenons-nous
surtout que la guillotine ou les supplices proposaient il n'y a guère
de terrifiants spectacles, et que la terreur loge depuis l'origine au coeur
du dispositif. Si la touche replay n'est pas indispensable à sa
définition ni à son parfait déroulement, il demeure
par contre essentiel de suspendre toute réaction du public autre
qu'émotionnelle. Un spectacle est programmé, donc essentiellement
technique (si le monde technique correspond par définition à celui
des activités programmables). "Demandez le programme",
qui interdit au principe l'interactivité, la participation ou la
conversation avec les protagonistes de la scène (éventuellement
capitale), qui fonde en un mot la clôture de la représentation.
Il ne faut pas se voiler les yeux:
au hit parade des spectacles nos regards seront toujours terriblement attirés
par eros et par thanatos, comme si voir était le premier degré de
la mêlée, et l'homéopathie du trauma, comme si devant
certaines scènes, à petites doses, nous cherchions à apprivoiser
ce qui pourrait nous détruire, et nous épargne provisoirement.
On n'a rien dit du spectacle tant qu'on n'a pas reconnu combien fascine
celui des chairs tenaillées, brûlées, écartelées,
dont l'antique dramaturgie devait contenir en effet le crime. "Regarde
de tous tes yeux, regarde!...", dit Feofar-Khan à Michel Strogoff
devant la danse des ballerines. De tous tes yeux qui vont mourir. Notre
fascination pour les spectacles très charnels de l'amour, de la
souffrance et de la mort se heurte aux frontières du montrable,
où le regard s'éteint: avec eros par compulsion de se mêler,
avec thanatos par honte impuissante, respect ou pitié. (Fallait-il
filmer en Colombie l'agonie de la petite Omayra prisonnière de la
boue? Ceux qui ont défendu la diffusion de ce "document" par
la raison que pour elle on ne pouvait rien faire d'autre..., n'ont pas
vraiment clos la polémique.)
Il est d'autres frontières.
Par exemple, grand spectacle fait-il pléonasme?
Peut-on concevoir un spectacle du minuscule, du domestique, de l'intime? Assurément.
Nous intériorisons aujourd'hui, nous miniaturisons et privatisons les
spectacles à coups de vidéo légère, de chaînes
spécialisées ou de petites salles (qui dans mon quartier ont divisé les
grandes). Peut-il y avoir spectacle privé, à deux? Le moment théâtral
peut-il refluer jusqu'à ne concerner qu'un seul individu? Oui sans doute.
Le "spectacle de la nature" ou d'un visage entrevu peut fonctionner
pour moi seul. La compulsion de spectacle, partout renaissante, est affaire de
décision et d'orientation, cosa mentale. Léonard de Vinci exerçait
son regard à déchiffrer des batailles dans les taches de salpêtre
des murs, Victor Hugo voyait une nuit peuplée dans une traînée
d'encre, Rimbaud un salon au fond d'un lac... Il arrive que sous mon regard l'autre
tourne à la marionnette. La danse-du-garçon-de-café révélait à Sartre
le type sous l'individu. Chacun recèle un rôle, un programme ou
une chorégraphie qui fusent à son insu, et que recueillent les
imitateurs. On voudrait clôturer la représentation, assigner les
spectacles à la résidence d'établissements ou de moments
spécialisés mais par l'hystérie, par les insignes de l'autorité ou
par les bonnes manières la théâtralité se joue de
toutes les enceintes, elle est rampante dans la vie psychologique et sociale.
Quelles frontières aux spectacles? Les corvées du travail, la violence
et la guerre qui ne désarment pas entre les pauses de la représentation...
Le corps souffrant prisonnier de ses sensations n'est pas au spectacle, lequel
correspond en somme à tout ce qu'on zappe, quand on peut quitter la salle,
fermer les yeux ou laisser tomber. Nos scènes sont "le dimanche de
la vie", elles apportent un peu d'air sans abolir le reste. Par quel enchantement
notre société serait-elle devenue du spectacle? L'homme y serait
un acteur pour l'homme, les tréteaux y remplaceraient la jungle, et les
loups de carnaval les bêtes féroces renvoyées aux contes
de mère grand... Debord, je crois, racontait un rêve aux enfants.
L'action spectrale
Pourquoi les moments de fête sensible, ou de
plaisir sensuel, réclament-ils
le théâtre? Un peu de mise en scène augmente étrangement
notre excitation en opposant une emphase, une lenteur ou un élément
de cérémonie à la précipitation naturelle aux
sens. La supériorité du gastronome sur le goinfre ou de l'érotisme
sur une sexualité primaire atteste, partout où la scène
suspend l'action, qu'il est excellent d'éloigner le présent
dans une représentation paradoxale où l'événement
se dédouble, s'idéalise ou se diffracte en multiples échos. "Comme
il est excitant de feindre ce que précisément nous sommes!" (écrit
Philip Roth dans son très perspicace roman, Contrevie).
Le supplément
de scène ou la prime de spectacle qui peuvent tant
contribuer à l'exaltation de nos vies ont vite fait de basculer dans l'effet
contraire. Où passe la frontière entre un spectacle qui magnifie
ce qu'il montre, et un autre qui se saborde lui-même en exhibitionnisme
et détestable fatuité? Rien n'est plus volatil et difficile à manier, à soutenir à la
durée que la vertu du spectaculaire, cette "unique apparition d'un
lointain" que Benjamin a résumée dans le terme d'aura. Aristote
déjà se plaignait (Poétique, 14) des beautés encombrantes
de la mise en scène substituées à l'action dramatique ou à la
vraie poésie: "Ceux qui, par les moyens du spectacle, produisent
non l'effrayant mais le monstrueux n'ont rien à voir avec la tragédie." Que
dirait-il aujourd'hui des BD en panne de scénario mais au graphisme exubérant?
Ou de ces films qui sacrifient l'histoire et la construction dramatiques à une
succession de clips et d'effets spéciaux? La demande sociale de spectacles
se confond facilement avec celle de visions pleines et d'innovations tape-à-l'oeil,
généralement empruntées aux stéréotypes reconnaissables
d'autres genres. (Que de films ou de mises en scène distingués
pour avoir simplement démarqué la BD, le cabaret, la pub ou le
peep-show?... Le public aime que le spectacle lui confirme non seulement son
idéologie mais sa culture visuelle.) Sans le strass et les plumes, celui
des Folies Bergères ou du Lido n'en aurait pas pour son argent. Et le
succès de Pulp fiction ou des films de Beineix est largement dû au
défilé de clichés audiovisuels plus faciles à monter
qu'une véritable intrigue.
L'emphase spectaculaire peut écraser
la scène, et c'est la connotation
négative, ordinaire du spectacle: ce qui en met plein la vue. Mais nous
prospectons ici inversement l'autre spectacle, non celui qui éblouit par
sa richesse mais qui creuse une distance, qui joue au bord de la rampe ou du
vide. La vacillation de l'aura selon Benjamin; l'effet-de-distanciation de Brecht
qui demandait à l'acteur non d'interpréter mais de citer son personnage;
ou encore, last but not least, l'action spectrale de la féminité selon
Nietzsche.
"Fragilité, ton nom est femme...", prononçait Hamlet.
Cela pourrait se dire du fragile théâtre, qui comme le charme féminin
excite à distance le désir. D'où catharsis. Question de
voile, qu'il serait fatal d'arracher, et plus précisément du gréement
d'un voilier qui traverse un fragment du Gai savoir, "Les femmes et leur
opération à distance" (reproduit ici dans les pages de l'Anthologie). "Le
charme le plus puissant des femmes, c'est de le faire sentir au loin"...
Il faut la distance, commente Derrida dans Eperons, "pour séduire
et pour ne pas se laisser séduire".
Nuits partagées
Je feuillette les souvenirs
photographiques de spectacles vus à Grenoble, où je retrouve l'émotion de ces nuits
partagées.
Le théâtre partage la nuit aux deux sens du verbe, en plongeant
la salle dans le noir pour faire ressortir la vive lumière du plateau,
et en nous invitant aussi, spectateurs, à partager cette nuit par définition
unique, à remuer tout ce noir traversé d'éclairs qui feront
dire longtemps après: j'étais au Soulier de satin dans la grande
nef de Chaillot, je me souviens de la première de Palazzo mentale, ou
de Kantor rectifiant d'une main nerveuse une nappe dans la coulisse exhibée
de Qu'ils crèvent les artistes! Si le flot audiovisuel n'a que des audiences,
le théâtre rassemble encore un public autour de ses rites de passage.
Pour ses partages du milieu de la nuit.
Jamais je ne demeurerai treize
heures d'affilée à un
rang de Iannis Kokkos devant son décor du Soulier, et les gens qui
faisaient à la fin une standing ovation aux acteurs se congratulaient,
ne voulaient plus partir. Je ne reverrai plus (autrement qu'en album) Kantor
dans Je ne reviendrai pas! Jamais la troupe des Géants de la montagne
ne se recomposera pour animer encore une fois le funèbre pont suspendu
et le bal des marionnettes géantes tirées de la crypte des
Capucins de Palerme. J'aimerais passionnément revoir Vitez jouer
l'anarchiste Libertad dans Catherine d'après Aragon (Avignon, 1975),
tandis qu'au premier rang du public l'auteur dormait profondément...
On a beau crier Bis! au théâtre, la nuit reprend la scène
et ne rend pas ses vaisseaux.
Et je comprends ceci: les pièces qui
m'ont durablement, intimement touché étaient
au sens plein du terme des spectacles, je veux dire que la mise en scène,
le décor et les corps des acteurs y dépassaient infiniment le
texte ou la simple lecture... Mais ce théâtre si plein creusait
en même temps un vide, une critique; dans An die Musik (du Pip Simmons),
Elvire Jouvet 40 (de Brigitte Jaques), Dans la solitude des champs de coton
(de Koltès et Chéreau), dans presque tout Mesguich, ou Lavaudant...,
la pointe du spectacle semblait s'y retourner contre le spectacle même,
déshabiller la mécanique ou accuser notre regard complaisant.
(Au cinéma, Cabaret. Pire, ou meilleur: Salo de Pasolini.)
Palazzo mentale, Grenoble 1976: c'était au beau temps des Situs, Lavaudant
venait de mettre en scène le Rapport Censor "sur les dernières
chances de sauver le capitalisme en Italie", Palazzo fut son Manifeste,
très froid, purement visuel, un tombeau d'images trop belles qui ne
racontaient nulle histoire. Des créatures de rêve (enregistré,
pelliculaire), des spectres au pied du Grand Verre, vitrine, miroir ou écran
sans fenêtres - la Société du Spectacle mise à nu
par ses célibataires, même.
Dans Puntila (1978) deux théâtres s'affrontaient sur la scène,
celui jovial et participatif du patron et celui, laconique et distant, brechtien,
du valet Matti à la froideur d'insecte. Comment le valet résisterait-il à l'hystérie
patronale, au chantage à la nature et aux bons sentiments? Tous les
spectateurs de Lavaudant se rappellent, au dernier tableau, le départ
de Matti: directement par la porte du fond de scène dans le parking
de la Maison de la Culture, le valet quittait à la fois le Maître,
ses jeux et le spectacle. On voyait le bitume et les vraies voitures briller
au-dehors.
Les Géants de la montagne (1981) vit les comédiens
revenir, harassés,
de toutes les illusions. Mais (comme dit un carton du film Nosferatu) "une
fois le pont franchi, les fantômes vinrent à leur rencontre".
Et les voilà, en réponse au défi du magicien Cotrone,
qui inventent une autre sorte de jeu, chacun derrière sa momie ou
son double. Jusque dans sa dernière pièce (suspendue), Pirandello
aura fait jouer les comédiens au bord de l'abîme.
Dans Richard III encore (1983), je me rappelle avec quelle jubilation le
pied-bot puéril et vicieux (inoubliable Ariel Garcia-Valdès)
se ruait dans la grande scène du couronnement en étirant
derrière
lui l'interminable paraphe sanglant de sa traîne, sous les hachures
du stroboscope.
Tadeusz Kantor enfin? Sa présence dans un coin du
plateau, où il
jouait en direct son propre rôle de régisseur, voulait dire
il me semble ceci: tout ce que vous voyez n'est plus que théâtre
et triste manège. Ces simples hommes et ces femmes, ce musicien
et cet enfant mal enterrés sont passés à l'état
de spectres. Un cataclysme a eu lieu, la guerre, le ghetto, les camps,
qu'il n'est pas question
de montrer. Depuis, ceux-ci tournent en rond avec une rageuse impuissance,
avec une résignation poussièreuse. Et de fait, au lieu de
revenir à la
vie sous nos yeux, malgré nos applaudissements et nos rappels ils
ne font que cela: non saluer mais encore et mécaniquement tourner
comme le disque rayé du cauchemar, revenants figés dans leurs
attitudes de photos jaunies.
Pour représenter le monde avec sa grandeur, son mystère et ses
drames, il faut la pauvreté et l'étroitesse de la scène.
Dans l'étrange commerce qu'il poursuit avec les fantômes, le théâtre
se tient entre la vie et la mort, à une distance indécise. Les
spectacles (spectraux) de Kantor permettent peut-être de préciser:
dans un passé suspendu, avec une présence lancinante. |
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