N°1 La querelle du spectacle |
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Marc Fumaroli |
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La querelle du spectacle au XIIe siècle | |||
Dans
cette Querelle on peut voir se superposer les acquis de la Renaissance
(reviviscence, et à Rome même, du théâtre
antique, de son architecture, de ses décors, de son action oratoire)
et de la Réforme, protestante et tridentine, qui l'une et l'autre
se donnent pour modèle l'Eglise des premiers siècles, hostile
au théâtre : école de dépravation, liée
au culte païen, peuplée de mimes et d'histrions corrompus
et corrupteurs. Si, au XVIIe siècle,
l'Angleterre puritaine, la Hollande gomariste, la Genève calviniste
réussissent à supprimer complètement le théâtre
et à interdire la profession comique, il n'en va pas de même
en terre catholique : la Querelle de la moralité du théâtre
y laisse place au compromis entre cet art et ses interprètes d'une
part, généralement soutenus par les autorités civiles,
et d'autre part les autorités ecclésiastiques soucieuses
de réforme profonde des moeurs chrétiennes. Ce qui est
en jeu dans ce débat entre clergé réformateur et
amis du théâtre, c'est moins la moralité du texte
théâtral que les moeurs de ses interprètes, et la
portée morale du jeu dramatique proprement dit. L'Eglise, et en
cela elle partage, si je puis dire, la conception du théâtre
d'un Antonin Artaud, ne s'intéresse pas tant au théâtre de
texte , qu'à l'expérience dramatique elle-même, à ses
acteurs, à ses spectateurs, et à l'enjeu de salut ou de
perdition qu'ils impliquent. Le soupçon qui se porte sur le théâtre s'adresse à la parodie d'incarnation du Verbe qui s'y fait jour, à des fins mercenaires de la part d'histrions impies, et pour des effets d'égarement sur leurs spectateurs. Face aux sacrements, et entre autres au sacrement de la parole en chaire, que le concile de Trente a élevé au rang d'office majeur de l'épiscopat, la parole et l'action comiques apparaissent comme des rivales démoniaques : la parole de vérité et de salut ne peut coexister dans la même cité chrétienne avec la parole de mensonge et de perdition, la chaire avec les tréteaux ou la scène, le Christ orateur avec l'Antéchrist sophiste. Même si saint Thomas, suivant la leçon d'Aristote, admettait une certaine légitimité du théâtre, pourvu qu'il se donne une fin édifiante, cette légitimité partielle et de principe ne pouvait s'étendre aux comédiens, frappés à la fois d'incapacité juridique au civil, et d'exclusion de la vie sacramentelle. Elle pouvait tout au plus tranquilliser la conscience des auteurs chrétiens de théâtre, mais non pas excuser le recours de ceux-ci aux comédiens pour interpréter leurs oeuvres. Et cependant, en dépit de ces vues rigoristes très généralement prêchées et inspirant les instructions épiscopales ou synodales, le débat en terre catholique restait ouvert. Dans l'Allemagne catholique, on a affaire à un théâtre monocolore, si j'ose dire, puisque les Jésuites et les Ordres enseignants sont seuls à le pratiquer dans leurs collèges. La situation est très différente en Italie, en Espagne, en France, où coexistent un théâtre de Collège et un théâtre profane, interprété par des comédiens mercenaires et non par des étudiants, et soutenu par les autorités civiles, qui y voient un divertissement louable pour les nobles comme pour le peuple. C'est encore autre chose en terre calviniste. Dans ce dernier cas, le théâtre, sous quelque forme que ce soit, est interdit. On pourrait dessiner une carte de l'Europe au XVIIe siècle selon les lieux où l'on fait du théâtre, où l'on fait les deux théâtres, où l'on n'en fait aucun. Le théâtre humaniste, rappelons-le, est né à Rome en 1460-1480, et il n'a pas tardé a être patronné par le Sacré Collège. Au XVIIe siècle, le pape Urbain VIII Barberini fait construire un théâtre dans les jardins de son palais privé, sur le Quirinal. L'Italie du XVIIe et du XVIIIe est la patrie européenne du théâtre et de l'opéra. Or c'est le pays d'Europe le plus exclusivement catholique, avec l'Espagne. La Moderazione cristiana del teatro, du jésuite italien Ottonelli, chef d'oeuvre d'intelligence diplomatique, concilie le souci d'éthique chrétienne et la réalité des hommes et des moeurs. Tout cela tend bien à établir que l'Eglise romaine italienne a composé volontiers (en dépit de Charles Borromée) avec l'impulsion naturelle à faire du théâtre qui sourdait de toutes parts en Italie. Toute une diplomatie casuistique réussit peu à peu à concilier
la réforme des moeurs, la légitimité d'un théâtre
servant cette réforme, voire une réhabilitation des comédiens
appliquant leur art à ce théâtre réformé.
Toute une apologétique des comédiens par eux-mêmes,
toute une réflexion plus technique de la part de théologiens
et de canonistes, concoururent avec l'invention des dramaturges pour
conférer une place légitime, et même utile, au théâtre
dans la Cité catholique. Sans ce dialogue, pas de Siècle
d'or espagnol, pas de Baroque italien,
pas de Corneille ni de Molière. Revenons à Corneille, dont une des meilleures
comédies (imitée de l'espagnol), s'intitule Le Menteur.
Son héros Dorante, n'est pas un comédien professionnel,
mais un étudiant de province qui, à Paris, prétend
jouer au gentilhomme à la mode, et s'invente une vie fictive.
C'est un comédien dans la vie , comme le
Clitandre de L'Illusion comique. Il ment, mais son mensonge n'est pas
odieux. C'est une façon de s'essayer, au sens de Montaigne, de
projeter sur autrui une persona qu'il n'est pas encore en mesure d'assumer,
mais qu'il assumera pleinement plus tard. Mensonge, ici ne s'oppose pas
irréversiblement à vérité. De même
qu'illusion, dans le titre de Corneille, ne s'oppose pas irréversiblement à réalité.
On est justement dans l'ordre de l'imagination, de sa plasticité,
mais aussi de la rhétorique, et du sens aigu que celle-ci peut
avoir de la fertilité du langage, de ses figures, de ses métaphores,
de son ironie (dissimulatio). Il y a des mensonges qui préfigurent
une vérité, il y a des illusions qui sont conductrices
de réalités. Pour les rigoristes, cet univers de médiations,
où le théâtre est chez lui, et avec lui l'humanité,
est évidemment l'abomination de la désolation. |
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