N°1 La querelle du spectacle |
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Blandine Kriegel |
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La querelle du théâtre : Rousseau contre les philosophes | |||
On jouait, furieusement. Paris aimait la comédie, s'enivrait d'opéras et se pâmait pour la tragédie. Le Turcaret et le Gil Blas de Lesage, la Henriade, Mahomet ou Mérope de Voltaire, les Fausses confidences de Marivaux faisaient des attroupements terribles et des recettes considérables. Le XVIIIe siècle fut l'âge d'or des spectacles. Les décors plein de grès, de poulies, de machines splendides étaient grandiosement peints et merveilleusement animées. L'habit des comédiens n'était pas outré si l'on regardait le parterre qui ne consacrait pas moins de temps à s'emperruquer, à se poudrer, à disposer ses robes, ses tuniques, ses affiquets, à poser ses mouches que ceux qui se donnaient la réplique sur la scène. Le théâtre, ou Paris côté cour ... Hommes et femmes s'adonnaient sans répit à la parure et à la représentation. Chaque courtisan, chaque courtisane y occupait longuement ses valets ou ses femmes de chambre. Les salons eux-mêmes étaient des théâtres. A l'entrée, un majordome annonçait les rôles comme à la comédie. Au souper, tout était réglé par un maître de danse invisible, comme pour un ballet. La politesse dont chacun était si content permettait de tenir éloignés ceux qui n'avaient point de moeurs, et conformait les conduites des humains à celui des automates de Monsieur de Vaucresson. On admirait passionnément la mécanique céleste de Monsieur de Newton et on voulait interpréter toutes les passions humaines par une mécanique terrestre. L'époque croyait pouvoir enfermer tous les rangs dans ses costumes, toutes les conduites dans sa conversation, mais le costume et le discours commençaient à craquer... A côté du théâtre, le roman faisait figure
de parent pauvre, de série B, de genre mineur de la littérature.
Enfant, Rousseau avait lu passionnément l'Astrée puis,
tout au long de ses pérégrinations, de jeune homme bohème,
mi-entretenu, mi-vagabond. Sur un tel programme, le parti encyclopédiste se déploie, et tour à tour, Marmontel (article Comédie dans l'Encyclopédie, Paris, 1753), le Chevalier de Jaucourt (articles Tragédie et poésie dramatique, Encyclopédie, Neufchâtel, 1765), Diderot, dans son Discours sur la poésie dramatique ou dans ses pièces de théâtre, qui propose de remplacer les églises par des théâtres, lui emboîte le pas : "Tout peuple a des préjugés à détruire, des visées à poursuivre, des ridicules à décrier, et a besoin de spectacles qui lui soient propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait user, qu'il soit question de favoriser le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage ...". Le théâtre ou la politique par d'autres moyens. La politique comme despotisme éclairé. Dans un mémoire à Catherine II, Diderot a précisé sa pensée : "Il faut que le souverain tienne le prêtre dans une de ses manches, mais surtout le poète dramatique, dans l'autre ... Il s'agit de désigner aux poètes tragiques des vertus nationales à prêcher, de désigner aux poètes comiques des ridicules nationaux à peindre". A ce point, la boucle était bouclée. Sous l'impulsion des philosophes, la morale était assimilée aux moeurs, la moralité était réduite à la civilité, et la civilité elle-même ne devait s'obtenir que sous la conduite d'éducateurs, les philosophes, qui en proclamant l'amour de la science et des - bonnes - moeurs, après avoir fait alliance avec les princes et les aristocrates, au nom du bonheur des individus, entendu comme résultat de la mécanique des passions. Mais l'homme est-il et n'est-il que l'homme machine (la Mettrie) ? Le sentiment moral procède-t-il et ne procède-t-il seulement que des bonnes manières ? Un homme civilisé se réduit-il à cette discipline des passions qui s'appelle l'entendement ? Faut-il même accepter la division entre la barbarie et la civilisation et réduire l'humanité civilisée à la compétence, alors même qu'il existe la conscience ? La querelle
du théâtre, Rousseau versus les philosophes, commence
plus tôt qu'à l'occasion explosive de l'article Genève,
rédigé par d'Alembert en pleine bataille de l'Encyclopédie,
et la réponse de Rousseau dans sa fameuse lettre à d'Alembert
sur les spectacles. Elle s'est inaugurée à l'occasion de son
célèbre Discours sur les Arts, les Lettres et les Sciences, avec
une flèche décochée à Voltaire que celui-ci n'a
jamais pu enlever : Rousseau achève ici un parcours qui avait déplacé la question de la théodicée à celle de la sociodicée pour la décaler encore vers l'anthropodicée. Aux théologiens du XVIIIe siècle qui avaient mis en scène le scénario de l'incompatibilité de la présence du mal dans le monde avec l'existence de Dieu, les philosophes du XVIIIe siècle avaient objecté que le salut se trouvait dans l'évolution et dans le progrès des sciences et des arts, bref dans la civilisation grâce au perfectionnement qu'apportaient la raison, l'éducation, le théâtre, ils avaient soutenu que la justice était l'effet de la civilité. Rousseau conteste l'existence d'un tel progrès, il récuse l'association proposée entre la civilité et la moralité. Dans la mesure précisément où l'homme civilisé est un acteur, il n'est ni libre ni moral :
Genève : Drame, comédie ou tragédie. Ce n'est pas l'occasion qui fait le larron, c'est cette fois le lieu qui fait l'enjeu. L'Aufklärung contre la Réforme; l'optimisme contre l'Augustinisme. Genève est un topos du combat philosophique. La querelle y éclate en raison certes des ambitions de Voltaire d'y constituer un théâtre relayé par l'article de d'Alembert, Genève dans l'Encyclopédie, ambitions contrées et arrêtées, de quelle manière, par le haut-le-corps de Rousseau. Genève, ville protestante et républicaine avait longtemps été préservée de l'influence de l'étranger par la toute puissance des moeurs instituées par Calvin qui prescrivait une simplicité évangélique surveillée de près par le Consistoire. Une république paysanne, une Lacédémone moderne sous le contrôle de la Réforme. Relayant l'initiative de l'ambassadeur français qui, en 1737, avait créé un théâtre saisonnier, aux applaudissements de l'aristocratie genevoise, mais à la réserve du peuple et des pasteurs, d'Alembert, courrier de Voltaire, était revenu à la charge. Après avoir flatté Genève pour sa prospérité et sa paix, l'acception socinienne, c'est-à-dire libérale, du protestantisme de ses pasteurs, il l'engageait à créer un théâtre pour de bon : "Par ce moyen Genève aurait des spectacles et des moeurs et jouirait de l'avantage des uns et des autres. Les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens et leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiments qu'il est très difficile d'acquérir sans la scène." Il s'agissait bien d'éduquer et de civiliser la ville républicaine en faisant représenter Zaïre. De soumettre la moralité protestante à la civilité des lumières. Voltaire s'en frottait déjà les mains. Le pasteur remplacé par le comédien sous la houlette du philosophe. C'était compter sans Rousseau. Car enfin Rousseau arriva, il ragea, s'enferma et publia la lettre explosive. Rappelons pour l'anecdote que Rousseau lui-même était auteur de théâtre… un auteur malheureux... Ni Le devin de village, pourtant salué, ni Les muses galantes, ni Narcisse, ni l'Engagement téméraire, qu'il avait fait représenter à son tour ne lui avaient donné le quart du dix-huitième de succès qu'il avait rencontré avec les prix des académies que lui avaient valu ses attaques contre la civilisation. Mais son hostilité puise dans une autre source que la simple aigreur de l'homme de lettre; c'est une insurrection gigantesque venue du fond de son être et de sa doctrine, contre le projet de Voltaire et des encyclopédistes. Et, d'abord parce que Rousseau est bien leur adversaire, leur ennemi intime, leur jumeau déclaré et déchaîné. Rousseau campe sur le même terrain qu'eux, les combat avec le même projet, s'occupe de la même question ; celle de l'éducation et de la rédemption de la société, celle de l'imposition d'une morale laïque. Quel type de société voulons-nous instituer ? Quel type de moralité ? Rousseau ajoute seulement, et là-dessus pivote : "Quel type d'homme ?" Le moyen du théâtre, expose-t-il, est toujours le même : c'est la flatterie, la séduction, l'agitation des passions. Ici, il va faire immédiatement mouche. Le public, un quart d'heure auparavant encore janséniste, a compris qu'il dénonçait le divertissement. Rousseau combat la morale philosophique pour instituer une morale laïque avec un argument théologique. Avant Feuerbach, il branche le vieux reste de la conscience religieuse, sur la conscience moderne, il met l'énergie de la religion dans la morale politique. Quels sont les types humains que propose la scène ? Diderot, dans des saynètes édifiantes, avait imaginé des types moralisés. Rousseau campe sur les exemples, à tous connus, de la tragédie classique et de la comédie de Molière. Le type tragique est celui du criminel ; le type comique est celui du courtisan. Les honnêtes gens, sont toujours bafoués et confondus. Le théâtre est nécessairement une école d'immoralité, parce que la société qui l'a conçu et auquel correspond son genre artistique et littéraire, est, et n'est que la société de cour. Le criminel, le courtisan, la cour. Nous y sommes. Voilà l'ensemble articulé de la société de représentation. Le monde mécanique du jeu, du masque, du semblant, où chacun est hors de soi, où ne se meuvent que des automates déshumanisés par la convention et par l'asservissement. Le théâtre est une arme contre le régime républicain. C'est une machine de guerre royale et aristocratique destinée, par la flatterie, la séduction et l'appel aux plus viles passions humaines, à démoraliser la civilité populaire. Si Rousseau avait eu comme but immédiat d'infliger un camouflet à Voltaire, de rallier le peuple genevois autour de ses pasteurs, contre les salons parisiens, il dût être pleinement satisfait. Il faudra attendre 1782 pour qu'un théâtre puisse s'installer durablement dans la ville protestante. Mais une fois encore, au-delà de la querelle de personnes, il s'agissait de l'opposition entre deux conceptions de la société, du conflit entre deux idées de l'homme. La civilité aristocratique d'un côté, la civilité républicaine de l'autre. Ici les moeurs du mondain, là les moeurs du paysan. Davantage, il était question de l'antagonisme proclamé désormais par Rousseau, entre la moralité et la civilité. Car ce que dérange finalement la victoire inattendue de Jean-Jacques dans son combat contre la mise en scène de la civilisation des moeurs par le théâtre, c'est tout le programme des philosophes. De constituer l'homme social par la soumission aux moeurs, de policer l'entendement en disciplinant les instincts. Ce faisant, dit Rousseau, on construit un homme artificiel, on promeut le paraître sans l'être, l'amour-propre sans l'amour du prochain, on creuse définitivement l'abîme entre la nature et la culture. Ou, pour le dire en termes actuels, on refoule la conscience par la compétence. C'est le projet de prétendre éduquer la vertu. Alors que celle-ci est la loi du coeur, qu'elle est simple, qu'il n'y a nul effort à faire pour la chercher :
C'est le programme enfin
d'instituer le bonheur des individus. Peu de temps avant que Saint-Just
ne déclare, à la
suite des Lumières que "le bonheur est une idée nouvelle
en Europe", Rousseau proclame que la destination de l'homme n'est
pas le bonheur mais l'éthique. Kant dira bientôt "le
bonheur n'est pas une idée de la raison". Contre toute la
théorie mécaniste de l'origine des sentiments moraux, Rousseau
affirme que la bonté originelle de l'homme, loin d'être
une qualité issue du sentiment, est une destination fondée
sur la volonté et que la bonté n'a pas de fondement dans
la sympathie, mais d'abord et avant tout, dans l'autonomie. Déjà le thème de la vraie vie... Contre l'éducation par la civilisation et la représentation, contre les philosophes qui voulaient moraliser par la discipline de la mise en scène, Rousseau prétend que l'éducation consiste non dans la civilité mais dans le retrait de la société, non dans représentation mais dans le retour à l'originaire. Les philosophes veulent élever le vulgaire par la représentation théâtrale, avec son lot de décors, de déguisements, de masques. Mais on enlèvera les perruques, on cessera de se poudrer les cheveux, on simplifiera le costume. On préférera le grand jour de l'herborisation aux lumières de la scène. On cessera de jouer, rien n'ira plus. Paris et le peuple suivront Rousseau. Rousseau abaisse consciemment, il convoque à dessein les mauvais sentiments, et pour commencer, il suscite l'envie. Plus de belles robes et de parures qui décoiffent, plus de performance ou de compétition. Derrière le besoin de normalité, la volonté de niveler ; en-deçà du désir de conformité, la volonté de dénoncer. Changement de scène : la nature ? Oui et non. Car Rousseau chambre, il recloître, il resserre les énergies religieuses dans un nouvel enclos volcanique, celui de la conscience morale. De là, l'ambivalence de la querelle du théâtre et la double nature du rousseauisme. On peut en faire le "Newton du monde moral", le protestataire des pauvres en esprit, des simples et des opprimés, et parce que Rousseau est celui qui a prononcé que la conscience est toujours plus haute que la compétence, on peut voir en lui le républicain démocrate en lutte contre le despotisme éclairé et le fondateur d'une citoyenneté qui reposerait, non sur l'entendement, mais sur le jugement en conscience. Mais on peut aussi, en écoutant sa haine de la civilité, son hostilité à la représentation, son opposition à l'élitisme, en observant son retour au moi absolutisé - fut-il celui de la conscience morale adornée de ressentiment - entendre avec Henri Heine, une autre musique : le chant déjà mortifère du romantisme révolutionnaire qui commence par un roman rédigé quand le théâtre a été fermé. |
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