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Spectateur,
je fuis le spectacle.
J'aime à me faire mon cinéma.
Surtout, ne pas savoir que tant de
drames naissent d'un drap pendu dans la lumière.
En
dépit des apparences, le cinéma qui
naît à la fin du XIXe siècle
n'emprunte pas au théâtre son dispositif spatial spectaculaire.
La scène horizontale du théâtre n'est parfaitement visible
que d'un certain nombre de places ; la surface verticale de l'écran
accroche sans peine tous les regards. A la hiérarchie des balcons et
des baignoires du théâtre, répond la transgression démocratique
des fauteuils en rang d'oignon du cinéma. En outre, l'immatérialité de
l'image se substitue à l'espace imposant de la scène théâtrale,
libère de la place pour les jambes. "Avant d'offrir le spectacle,
le cinéma offre le confort".
Si le cinéma naissant se limitait à la simple substitution du
spectacle vivant de la scène théâtrale par une image-écran,
son succès rapide et prolongé resterait incompréhensible
: le cinéma et le théâtre n'occupent pas la même
niche médiatique.
Le cinéma ne s'installe pas dans la continuité du théâtre.
Doué d'une autre écologie, il habite ailleurs, ne remplit pas
les mêmes fonctions, n'atteint pas les mêmes publics ; les raisons
de sa réussite fulgurante restent en partie obscures.
Ces divergences n'empêchent pas le cinéma d'être longtemps
pensé en relation avec les formes théâtrales : la rupture
entre théâtre et cinéma tient plus de la faille coulissante
que de la cassure franche.
Le cinéma qui naît et s'érige en forme médiatique
originale prend appui sur plusieurs matrices. Il en emprunte des éléments,
les réorganise, les façonne, en réponse à de nouveaux
environnements et de nouvelles contraintes. Ainsi peuvent être repérées
une matrice théâtrale, une matrice scientifique, une matrice économique...
contre lesquelles et avec lesquelles il se construit. Le cinéma se définit
ainsi - et aussi - comme empreinte et contre-empreinte, moule interne et moule
externe de ces formes qui l'ont précédé.
Une définition du spectacle comme éloignement de ce qui est vu
ou vécu dans une représentation, installation d'une coupure entre
une forme médiatique désormais autonome et ses usagers, expression
de rapports sociaux plus qu'ensemble d'images, et finalement, vision du monde,
peut conduire à réinterroger ce passage de la scène à l'écran,
du théâtre au cinéma. Elle incite également à relativiser
les emprunts du cinéma au théâtre en recherchant d'autres
matrices susceptibles de définir le cinéma naissant.
Se pose alors la question du fonctionnement non spectaculaire du cinéma
des tout premiers temps avant que s'installe et se réorganise peu à peu
une nouvelle forme médiatique : celle d'un véritable spectacle
cinématographique.
La matrice théâtrale,
paradigme du spectacle
En cette fin de XIXe siècle,
les formes de la représentation théâtrale française
sont clairement définies et juridiquement installées. En
un sens, le théâtre bourgeois peut constituer - dans ses
relations avec le public - un paradigme du spectacle.
Lieux clos, les théâtres dits " à l'italienne" de
la seconde moitié du XIXe siècle
concentrent les spectateurs autour d'une scène fermée. Le face à face
avec les acteurs s'organise comme un monde à part faisant l'objet d'un
contrat précis. Comme des avant-postes du spectacle dans la ville, les
affiches des colonnes Morris et les tickets d'entrée possèdent
une fonction d'annonce. Ils possèdent également une valeur contractuelle
et matérialisent les droits et les devoirs respectifs des directeurs
de théâtre et des spectateurs.
Le billet à la fois vendu et acheté, la règle du jeu acceptée,
le velours de l'escalier, la lourdeur du rideau de scène interviennent à leur
tour dans la construction du spectacle.
Les spectateurs sont les participants d'une cérémonie. Ils viennent,
certes, pour voir, mais ne peuvent - ni ne doivent - oublier qu'ils sont vus.
Leur tenue importe. Lorsque les femmes seront enfin autorisées à prendre
place dans les fauteuils du parterre, les mauvaises langues feront remarquer
que celles qui font usage d'une telle tolérance sont des personnes désirant
surtout se faire remarquer. A la fin du XIXe siècle,
certains théâtres de province interdisent encore leur entrée
aux femmes en cheveux. Que le chapeau empêche de voir la scène
ne revêt qu'une importance secondaire ; il convient surtout de maintenir
les apparences du spectacle.
Entre la scène spectaculaire et la salle se dresse une barrière
infranchissable. Selon que la lumière est allumée ou éteinte,
la vie passe de la salle à la scène théâtrale, de
la scène à la salle. L'inversion fonctionne parfaitement : l'une
et l'autre ne peuvent, ni ne doivent fonctionner en même temps.
Toute interruption de la représentation est formellement interdite.
Il suffit à un spectateur de s'exclamer après la réplique
d'un auteur qui se félicite d'avoir obtenu sa pension : "Vous êtes
plus heureux que moi, voilà deux ans que j'attends la mienne !",
pour être traduit en justice. Le commencement du spectacle est d'ailleurs
fortement annoncé ; dès les trois coups, on ferme les portes
du théâtre.
Tout se passe comme si, en une belle tautologie, le spectacle visait principalement à maintenir
huilés les rouages de son propre fonctionnement, en dépit même
des valeurs républicaines pour lesquelles l'expression des sentiments
publics ne peut constituer un délit. A vouloir à tout prix maintenir
la règle du jeu dans une évidente confusion des buts et des moyens,
le théâtre classique de la fin du XIXe devient
prisonnier de ses propres contradictions. Il devient si statique et si cérébral
qu'une claque organisée doit combler les lacunes de l'expression des
sentiments collectifs. Dans les théâtres subventionnés,
elle est administrative; dans les théâtres privés, elle
est conventionnelle. Ainsi se réalise la métonymie d'une société idéalisée
par la classe bourgeoise, celle-là même qui assiste en général
aux représentations. Les classes sociales les plus modestes ne sont
pas pour autant oubliées : le "droit des pauvres" joue le
rôle d'une contribution sociale, versée comme une compensation
aux exclus du spectacle.
Au théâtre bourgeois se juxtaposent d'autres formes de représentations
populaires, le music hall, la pantomime, les spectacles de rue qui inspireront
de manière diverse le cinéma émergent. Qu'il suffise de
citer la Loïe Fuller arrivée d'Amérique en 1891 pour présenter
aux Folies ses danses du feu, ses danses serpentines qui inspirèrent
autant Edison que Rodin ou les frères Lumière. Ou encore les
spectacles forains leurs hercules, leurs lutteurs et leurs curiosités
scientifiques au voisinage immédiat desquels s'installeront les premières
baraques cinématographiques. Ou même les soirées fantastiques
du théâtre Robert Houdin dirigé à partir de 1888
par Georges Méliès, où s'élaboreront des séances
de magie préludes aux trucages cinématographiques.
Le cinéma
naissant ou l'anti-spectacle
Le cinéma qui prend naissance dans les toutes
dernières années du XIXe siècle
fait voler en éclat les règles bien établies de
l'organisation spectaculaire du théâtre bourgeois.
Avant d'être représentation, il est une machine qui étonne,
une curiosité. La phase exploratoire qui conduit à interroger
l'outil, avant le contenant, n'est pas spécifique du cinéma naissant
; elle est une constante de toute irruption d'une nouvelle technologie de l'image.
Elle a marqué, au XIXème siècle, la photographie, la chronophotographie,
la radiographie.
Les premières démonstrations, les premières projections
ont lieu dans les arrière-salles de café, les brasseries, les écoles
désaffectées, les épiceries reconverties, les églises
abandonnées, ou même, les théâtres municipaux. Un
mur peint de blanc, une série de bancs, une cabine de planches, une
caisse, suffisent. Le cinéma des premiers temps est avant tout modernité :
il n'obéit pas aux règles qui régissent le fonctionnement
des spectacles.
Bien plus que cérémonie ou représentation sociale, il
est la vie, le mouvement. Il est la rue. D'ailleurs, il filme la rue. On recommande
vivement aux exploitants de projeter des vues - même fixes - des événements
survenus dans leur quartier." Grâce à elles, ils retrouveront
le succès que remportent toujours les sorties d'usines ou d'écoles".
L'image semble s'offrir à tous, dans un vaste élan de démocratisation
qui prendrait en écharpe aussi bien l'appareil photographique individuel
que la séance de cinématographe.
L'absence de réglementation autorise les fantaisies : la foule des cinémas
est bariolée, bruyante. Elle pleure, elle hurle quand le train entre
en gare, elle siffle lorsque la bande filmique casse, interrompant la projection.
Auprès des publics populaires, le succès du cinématographe
est im-médiat : il s'adresse aux sens et donc au corps. On l'oppose
parfois, alors, à celui d'un théâtre qui, lui, concerne
l'esprit.
Les champs de foire, très nombreux à l'époque, sont les
véritables biotopes du cinéma naissant. La baraque de fête,
son public prompt à manifester ses enthousiasmes constituent des médias
particulièrement efficaces : le bouche à oreille est le meilleur
outil de promotion du cinématographe. De curiosité, le cinéma
devient vite une attraction. Installé dans des villes dont les murs
se couvrent alors d'affiches et de slogans publicitaires, dont les magasins éclairés
le soir à l'électricité attirent les passants comme des
mouches, il ne ménage pas sa peine pour attirer et surprendre à la
fois. On a compté jusqu'à 5000 lampes en cabochons de couleurs
sur la façade d'une seule baraque foraine. Le cinéma des tout
premiers temps joue de la surprise. Pour les exploitants forains il est l'instrument
d'une ascension sociale. En témoignent les efforts pour attirer les
familles honorables par une débauche de slogans "politiquement
corrects" : "recommandé aux familles", "de bon goût", "salle
confortable". Ce désir de légitimation se traduit dans le
contenu des films . Naissent ainsi des séries de vulgarisation scientifique,
des films prophylactiques, des documents historiques. L'utilisation d'acteurs
de théâtre pour le cinéma obéit aux mêmes
aspirations.
Aux alentours de 1910 cependant, le cinéma abandonne les foires. Certains
forains en construisant des salles "en dur" deviennent de véritables
notables d'une industrie de la culture. Les façades de ces salles conservent
les traces des attractions de fêtes foraines dont elles sont héritières
: décors surchargés, débauche de lumières. Le limonaire
devenu orgue, la caisse, le bonimenteur, sont autant d'héritages de
l'art forain.
Mais c'est au cirque et surtout au music hall que le cinéma emprunte
ses formes, ses techniques les plus spécifiques.
Au cirque comme au cinéma se jouent visuellement à la fois la
preuve et l'illusion. Pour l'un, la piste circulaire nie d'emblée la
possibilité de la fraude ; pour l'autre, la nature photonique de l'image
film suffit. Le talent du clown, comme la prouesse de La sortie des usines
sont vrais.
Entre 1896 et 1910, dans un rituel qui leur est propre, de nombreux cirques
présentent des spectacles cinématographiques.
Le music hall qui recrute des acteurs pour leur talent et leur diversité est
l'expression d'une société libérale qui propulse en avant
l'individu et favorise ainsi certaines formes de transgression. Le cinéma
hérite de telles valeurs.
Les pantomimes, les acteurs burlesques trouvent de nouvelles raisons d'être
dans le cinéma muet. Charlie Chaplin, Buster Keaton, Max Linder, Laurel
et Hardy.. sont tous issus du music hall. Entre 1905 et 1925, la farce connaît
ainsi un éclat unique dans son histoire.
L'architecture des cinémas conserve des music halls leurs grandes façades
sans ouverture, leurs marquises ouvragées et surtout, leurs lettres
lumineuses inscrivant en façade des noms de rêve : Eldorado, Scala,
Empire, Alhambra ... L'engouement pour les images animées est tel que
plusieurs music halls construits avant la seconde guerre mondiale évoluent
en cinémas avant même d'avoir présenté le moindre
numéro. Concernant le même public, occupant des niches médiatiques
très voisines, cinéma et music hall semblent s'exclure mutuellement.
Plus tard, le désir d'acquérir une respectabilité qui
lui est contestée incitera le cinéma à prendre modèle
sur le théâtre : lourds rideaux, promenoirs, vastes escaliers,
façades décorées accompagnent l'installation de nouvelles
salles dans les quartiers bourgeois. Mais le public du cinéma - même
dans les salles aux velours rouges - ne sera jamais celui du théâtre à l'italienne.
La matrice scientifique, vertige
du réel
Lorsque les frères Lumière exposent durant
cette année 1895 les principes du tout nouveau cinématographe,
ce n'est pas aux gens de théâtre, aux illusionnistes, aux
manipulateurs de lanterne magique qu'ils rendent hommage, mais bien aux
scientifiques dont ils sont fiers de se sentir héritiers.
La scène savante dans laquelle se déroulent les expériences
de Jules Janssen, d'Etienne Jules Marey, d'Eadweard Muybridge, d'Albert Londe,
préludes à l'invention de l'appareil des frères Lumière,
n'a cependant que peu de points communs avec les premières projections
publiques du cinématographe.
Au vol des oiseaux, à la marche des quadrupèdes, la science apporte
les modifications indispensables pour que l'image obtenue soit signifiante
: les lieux de l'expérience chronophotographique sont ouverts. Un fond
blanc, un fond noir, quelques marques au sol, une camisole, quelques ampoules électriques...Cela
suffit. Ce non-spectacle n'a que deux spectateurs : l'appareil de prise de
vue et le physiologiste. Le premier voit ; le second mesure et interprète.
Ce qui importe n'est pas la création d'images mais bien la construction
de nouveaux regards.
Le lien entre la scène scientifique et la scène cinématographique
est cependant essentiel. Il se situe bien au-delà de la mise au point
technique par Etienne Jules Marey d'un chronophotographe analyseur de mouvements,
précurseur direct du cinématographe Lumière.
La matrice scientifique se noue au coeur d'un désir de réel qui
va jusqu'à l'ivresse et sans lequel la science - et notamment la science
contemporaine - reste inexplicable.
Sur son chemin vers le réel, la science a rencontré dans les
années 1840 les performances photographiques et ne les a pas abandonnées.
Bien loin cependant de rendre compte d'un événement, les chronophotographies
des années 1880 et 1890 - et particulièrement les modèles
en bâtons de Marey - offrent accès à un phénomène.
Ce qu'elles montrent n'est pas un personnage en train de marcher, mais bien
le déroulement de la marche de l'espèce humaine. Les chronophotographies
sont la trace d'un sur-réel.
Empreintes qui ne ressemblent pas à leur objet, elles ne sont, pour
celui qui en use, ni indice, ni icônes, ni symbole au sens où l'entend
Peirce. Elles ne renvoient pas à un "ça-a-été" mais,
constituant des modèles au sens physique du terme, elles sont déjà une
sorte de "Conception assistée par la photographie".
Si l'observateur a accepté de s'éloigner un moment du terrain
en déléguant son regard à la machine, c'est pour mieux
s'en rapprocher par l'image photographique. Ce qui importe n'est pas de voir,
mais de déplacer le point de vue afin de voir autrement et surtout,
de comprendre.
Certes, l'analyse de la décomposition du chat qui tombe, celle de l'éléphant
qui déambule nécessitent un savoir préalable. Ces vues,
tantôt admirées, tantôt jugées grotesques, restent à l'époque
sans véritable public ; mais là n'est pas leur objet.
L'excès de réel qu'elles développent, se retrouve bel
et bien présent dans le cinéma des frères Lumière.
Leurs pêcheurs de sardines, leurs goûters de bébé,
leurs ouvriers réparant des trottoirs de bitume, ne tirent pas leurs
forces d'eux-mêmes, mais des liens qu'ils tissent avec le monde presque
brutal et cru qui les a provoqués .
Expériences du monde vécues par des opérateurs, puis offertes
en partage - et de manière indéfiniment reproductible -, les
films Lumière constituent bien un cinéma du réel, qui
rejoint, sans s'en douter, sans le vouloir vraiment, certains désirs
de la science.
Comme les rejoint en 1912 Marcel Duchamp lorsqu'il se dit inspiré à la
fois par le cinéma et la chronophotographie scientifique pour son "Nu
descendant un escalier nº 2". Ce qu'il révèle là,
dans un dépassement du souci réaliste de l'exactitude, est bien
le violent sentiment du réel. Lorsqu'il transpose l'objet quotidien
en objet de musée, il réintroduit, certes, une distance mais
ce qu'il affiche surtout est l'acte lui-même.
Dès lors, il n'y a pas de spectacle. Ni les photographies scientifiques,
ni les premiers films Lumière ne sont reçus comme spectaculaires.
Certes, le dispositif des projections cinématographique maintient la "rampe" théâtrale.
Certes, des incidents minimes jouent le rôle de véritables déclencheurs
sémiotiques : que la pellicule se déchire, que l'image se décadre
ou scintille, le spectateur bascule brutalement du non-spectacle au spectacle,
de l'émotion à la matérialité de la salle. Mais
sa force immense, le cinéma des premiers temps la tire de l'expérience
vécue et partagée comme un non-spectacle.
Le cinéma des Lumière est un cinéma du réel, mais
il annonce déjà d'autres formes à venir. L'arroseur arrosé est
une fiction mise en scène et narrée. La démolition du
mur qui était à l'époque projetée à l'envers
est déjà un cinéma d'images : précurseur timide
des magies de Méliès, il ne camoufle pas ses trucages mais au
contraire les porte au visible, comme une modernité cinématographique.
Cette naissance dans la diversité masque une unité profonde.
Peu importe le contenu : on va au cinéma avant d'aller voir un film.
L'écran est tenu à distance respectable des spectateurs. les
images projetées, qu'elles soient magie, fiction ou empreintes d'un
réel non mis en scène, nous informent sur le monde.
Le spectacle installe ses codes.
La mise en boîte ou "Je
vous aime !"
Le kinétoscope d'Edison qui précède
de quelques années le cinématographe Lumière inaugure
un dispositif scénique fondamentalement différent. Grande
caisse munie d'un oculaire disponible pour un seul observateur à la
fois, il offre accès à une bande filmique en boucle donnant
une illusion de continuité. Ce dispositif prend en compte le succès
obtenu par les phonographes à écouteurs d'Edison : les
auditeurs avaient l'illusion que l'on jouait pour eux.
Cette sensibilité particulière du spectateur à une machine
qui s'adresserait à lui et rien qu'à lui est présente, à la
même époque, dans les portraits vivants mis au point par Georges
Demeny. Le visage d'un homme est photographié à intervalles de
temps réguliers en train de prononcer une phrase. Les instantanés,
collés sur un disque de phénakistiscope, sont ensuite réanimés.
Le succès considérable obtenu par ces portraits muets, premiers "regards
caméra" d'une histoire du cinéma tient en partie au sentiment éprouvé par
le spectateur d'être pris personnellement en considération. L'une
des phrases prononcée par ces visages muets n'est-elle pas "Je
vous aime !" ?
Il est possible que le processus télévisuel ou les ordinateurs
interactifs qui vous saluent d'un "bravo !" tracé sur l'écran
en lettres blanches empruntent aujourd'hui les mêmes voies. La machine
affublée de caractères humains est douée d'étranges
pouvoirs qui restent à élucider.
Le kinétoscope d'Edison cependant, n'est pas une expérience scientifique
mais bien une opération commerciale : alignées dans des galeries
ouvertes sur la rue, les boîtes à images permettent, pour 10 cents
chacune, d'avoir accès à différents programmes.
Les images sont si petites que le fond noir uni est quasiment obligatoire si
l'on veut conserver l'espoir de voir quelque chose. D'ailleurs, le kinétoscope
d'Edison n'envisage pas, au début, d'autre référent que
la matrice théâtrale. Les premiers films sont tournés dans
l'énorme studio de la Black Maria que ne peut quitter la caméra
trop lourde : ils restent du théâtre filmé. Ainsi
Le forgeron d'Edison n'a que bien peu de choses à voir avec Le forgeron
des Lumière.
L'imagerie du kinétoscope s'installe dans un double retrait par rapport
au réel. Le premier est créé par la présence d'une "boîte à images" qui
ne se fait pas oublier. Le second naît du double emboîtement d'une
mise en scène filmique et d'une scène théâtrale
vécue - elle - comme un spectacle et pour laquelle, " la tranche
de vie n'existe pas".
Dickson, collaborateur d'Edison, cherchera plus tard à recréer
le sentiment de la réalité. Alors, succéderont aux pierrots
et aux danses serpentines, les incendies, la visite chez le dentiste, l'électrocution
d'un éléphant ou les discussions politiques.
Le kinétoscope qui s'adresse à chacun ne sera pas éliminé par
le cinématographe et ses spectateurs anonymes. Il aurait grandi, préparant
dans l'ombre de brillants petits : peep show, télévision...
La matrice économique, "caresse vénale" du
cinéma Les frères Lumière ne sont pas seulement
des scientifiques soucieux de l'accroissement des connaissances ; ils
sont surtout des industriels participant pleinement à la montée
du capitalisme. Leur réussite financière vient d'une politique
de vente consistant à toucher un public de masse en abaissant
les coûts. Pour la famille Lumière, le système a
consacré dans les années 1880 l'extraordinaire réussite
des plaques photographiques "Etiquettes bleues", aux performances
incontestables. En vue de prendre en compte les nouveaux besoins, effectifs
ou imaginés, les Lumière créent des sociétés
par actions tout en diversifiant leurs produits de la photographie aux
médicaments en passant par le cinéma.
Il n'est pas question pour Louis et Auguste Lumière de vendre un appareil
cinématographique qui ne saurait être acheté que par les
exploitants des salles. Ce qui sera vendu, c'est l'ensemble du processus cinématographique.
Dès l'année 1896, des opérateurs Lumière formés à Lyon,
partent dans le monde entier - appareil et films sous le bras - réaliser
des projections dans un réseau de salles défini à l'avance.
L'entrée des salles s'adresse à un large public, elle est payante.
Les Lumière reçoivent 50 % des recettes, l'opérateur 10
% ; l'exploitant local gère le reste. L'opérateur Lumière
a pour mission de ne jamais montrer l'appareil cinématographique, de
ne laisser personne pénétrer dans la cabine de projection.
L'argent de l'exploitation finance la production : très vite le catalogue
Lumière s'enrichit d'un nombre de titres considérable. Derrière
cela se cache une lutte acharnée entre marchés américains
et français, entre concurrents français.
L'extension du cinématographe après 1895 n'aurait pu se faire
sans l'appui des réseaux industriels et commerciaux déjà existants.
En Allemagne, la firme agro-alimentaire Stollwerck, qui fabrique des distributeurs
de bonbons et chocolats contribue à la distribution du cinématographe.
Diversifiant ses production, elle a ouvert une galerie de machines à sous
où il est possible d'écouter le phonographe d'Edison et de visionner
les séquences du kinétoscope. Rapidement, alors que le renouvellement
des films par la seule Black Maria s'avère insuffisant, Ludwig Stollwerck
en vient à signer, le 26 Mars 1896, un contrat avec les Lumière
par lequel sa firme obtient l'exclusivité de la diffusion du cinématographe
en Allemagne. Ailleurs, en Suisse par exemple, la diffusion des films Lumière
emprunte des réseaux de distribution de savons...
Le nouveau cinéma est à la fois média et médié,
véhicule de sensations et produit de consommation. Il ne crée
pas une économie parallèle, mais emprunte les chemins d'un libéralisme économique
qui s'efforce de prendre en compte un public de masse. Avant d'être un
art, le cinéma est un produit.
Le cinéma prend place à l'heure de la vitesse, de la publicité,
des cotations en bourse, de la voiture individualisée, des villes bouleversées
par des transformations radicales, d'un intérêt nouveau porté aux
sensations. Le regard scrutateur et lent de la chronophotographie laisse la
place à un regard qui reçoit plus qu'il n'agit. A l'homme machine
de la première succède ainsi l'homme consommateur du cinématographe.
Jusqu'en 1907, les films sont achetés par les exploitants des salles
- et notamment par les forains - aux producteurs. Le 15 Août 1907, Charles
Pathé décide de louer ses films à certaines salles qui
lui seraient liées par un contrat. Ainsi, la distribution cinématographique
voit le jour ; la naissance des "loueurs" a pour conséquence
la diminution des salles indépendantes et la quasi disparition du cinéma
forain. Les usines Pathé fabriquent les appareils de prise de vue, les
supports filmiques, assurent l'édition des films, les réalisent,
contrôlent leur distribution. Un tel trust tend à se compléter
d'un véritable monopole que vient seulement limiter le développement
de la maison Gaumont. Au début du siècle, durant huit années,
la maison Pathé alimente pratiquement seule le marché mondial.
Ce n'est plus seulement de manufactures ou de sociétés par actions
dont il s'agit, mais bien d'une véritable multinationale. Réduisant à néant
la concurrence en abaissant les coûts, diffusant mondialement ses images
dans un état de quasi monopole, elle développe un véritable
impérialisme économique et culturel.
La première guerre mondiale en portant un rude coup à ces marchés
propulse en avant Hollywood et ses vedettes. Le grand nombre de salles américaines,
et donc de spectateurs payants, permet de disposer d'importants moyens de production.
Seule la cinématographie des états totalitaires de l'entre-deux
guerres bénéficiera en Europe de moyens comparables.
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