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Alain Delon

par Pierre Chédeville

Publié le : 20 août 2024. Modifié le : 20 août 2024

Le mystère Delon : comment l’incarnation du samouraï solitaire et sans illusion devient jusqu’au Japon et en Chine l’icône d’une France idéale, dans un monde post-héroïque.
Cet article de Pierre Chédeville a été publié dans Médium 51, « A la française » (avril-juin 2017).

La beauté sauvera le monde, prophétisait Dostoïevski qui doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe. Et ceux qui s’émeuvent d’un hypothétique « grand remplacement » ethnique seraient bien inspirés de se pencher sur les significations du grand remplacement, bien réel celui-ci, de la beauté par la laideur dans la plupart des domaines de la vie occidentale en général, et de la France en particulier. Il nous dit bien plus de ce que les Français sont devenus et des métamorphoses accélérées du caractère national depuis quelques décennies. Inutile ici de s’étendre en démonstrations fastidieuses sur la réalité du phénomène et de ses origines ; gageons d’emblée de la mauvaise foi ou du mauvais goût, c’est selon, de ceux qui applaudissent, en automates du pur présent, au torrent de vulgarité inondant notre quotidien depuis qu’il a pénétré l’âge de la vidéosphère. Ceci posé, il est intéressant de se pencher sur la place d’Alain Delon dans le cœur des Français, dans la mesure où l’acteur incarna l’essence de la beauté à la française, frappante, aristocratique, altière, indémodable. Le visage et le corps de Delon s’inscrivent dans la grande tradition du classicisme qui, de Versailles à Poussin en passant par Racine, porta haut les valeurs de la démesure tempérée par l’équilibre des formes. Delon perpétua cette singularité stylistique nationale au sein du Septième art comme de Gaulle dans le champ politique. Les années 1960 ne furent pas la grande décennie française du XXe siècle par hasard : la France n’est belle que classique ! Mais on aurait tort de réduire Delon à une simple image, fût-elle la plus flatteuse pour notre orgueil national. La personnalité de l’acteur résonne plus encore dans l’imaginaire des Français comme celle du solitaire par excellence, individualiste farouche, irréductible à toute forme de sujétion comme de récupération. Les Français s’admirèrent dans le miroir de cet homme libre, parti de rien et devenu presque un demi dieu dans la si lointaine contrée du Soleil Levant. La France des clochers et des champs n’aime rien tant que rayonner au-delà des mers. Mais les temps changent, comme le chantonne le dernier prix Nobel de littérature. Et le Panthéon des Français aussi, comme en témoigne, depuis le début des années 1980, le matraquage en règle subi par l’acteur, mais plus encore par l’homme.

Commençons par l’artiste. Personne ne songerait à nier l’exceptionnelle filmographie de Delon : quel acteur, des deux côtés de l’Atlantique, peut-il se vanter d’avoir joué dans autant de chefs-d’œuvre et interprété, de Ripley à Rocco, en passant par Tancrède ou Monsieur Klein, une telle variété de personnages ? Et quel acteur de ce niveau, après une carrière de plus de cinquante ans, peut-il se targuer de n’avoir participé qu’à un nombre finalement très limité de films vraiment mauvais ? Et pourtant, face à cette carrière exceptionnelle, les petits marquis de l’intelligentsia culturelle firent souvent la fine bouche. Delon n’aurait été qu’une « gueule » au service de cinéastes de génie, un acteur « qui est » plus qu’un comédien « qui joue ». La star elle-même, il faut bien le dire, prêta le flanc à cette critique, en évoquant régulièrement sa qualité d’acteur (« une personnalité au service d’un rôle ») plutôt que celle de comédien (« un professionnel passé par l’art dramatique »). Mais à forcer le trait de cette distinction un peu vaine qui rappelle Diderot et pose son homme dans les salons, on en oublierait presque que l’acteur Alain Delon ringardisa en quelques rôles le comédien Gérard Philippe, autre « belle gueule » du cinéma français et icône du TNP de Vilar. Ce désamour de l’élite intellectuelle pour l’acteur fétiche des Visconti, Clément, Losey et autres Melville ne saurait donc se réduire à une banale querelle des Anciens et des Modernes, la caméra à l’épaule contre le gros plan. Car Delon échappe aux stéréotypes stériles : classique tout en étant moderne, il peut épouser les univers des cinéastes les plus divers et en remontrer sans peine aux thuriféraires de l’actor’s studio en termes de performance : Zurlini dans Le Professeur ou Blier dans Notre Histoire le démontrèrent brillamment et à plusieurs années de distance, preuve que le talent ne devait rien au hasard. De même, Belmondo ne démoda jamais Delon. L’un comme l’autre furent des modernes incarnant les deux faces, l’une classique et mélancolique, l’autre baroque et joyeuse, du Français qui y croyait encore et n’avait sombré ni dans la neurasthénie ni dans la fantasmagorie de la tabula rasa. Chacun à sa manière fit honneur au cinéma français et à l’image du Français dans le monde. Cependant, Delon le prolo le fit avec le sérieux d’un pape et ne laisse de ce fait aucune postérité quand le bourgeois Belmondo, sans doute moins concerné par son statut, inspire aujourd’hui toute une génération d’acteurs rigolards qui en pince davantage pour ses guignolades de fin de carrière que pour le tragique héros godardien.

En réalité, si Delon n’occupa jamais le fauteuil du patriarche du cinéma français, à l’instar d’un Jean Gabin auquel il aspirait et méritait de succéder, c’est qu’entre-temps, un glissement d’humeur dans l’âme occidentale avait changé la donne. Le glamour ne faisait plus recette et la beauté de Delon faisait écran à la noirceur des temps. La guerre du Viêt Nam était passée par là, enterrant l’âge d’or hollywoodien et son halo de vie rêvée des anges. Le parrain Brando passait la main aux loosers De Niro et Pacino qui, de Taxi Driver à Un Après-midi de chien, renvoyaient l’image déprimante d’une Amérique qui n’imprimait plus la pellicule en technicolor des lendemains qui chantent, même sous la pluie. En France, la nouvelle vague préparait le terrain et ne manquait pas non plus de savoir-faire en matière de perdants : déjà Dewaere et Depardieu perçaient sous Belmondo, le poissard d’À bout de souffle. Delon, lui, resta droit dans ses bottes en star assumée d’un monde qui n’en voulait plus. Dans cette époque qui, de Los Angeles à Saint-Denis, commençait de sanctifier la laideur des banlieues et de leurs habitants, affreux, sales et méchants, l’aristocrate guépard ne pouvait que faire tache. En ne cédant rien à l’air du temps entiché de l’adolescent attardé dont on suit les peu glorieux boires et déboires ou du boy next door sympathique et mignon, il hérissa le poil de ceux qui en coulisse préparaient le Grand Soir du nivellement par le bas et de la niaiserie généralisée. Car, à travers la star, promise de toute façon au rang de curiosité d’un art en voie de disparition au profit du tout entertainment à l’américaine, il fallait aussi en amont sceller le sort d’un homme sur le berceau duquel la Providence avait accumulé trop de dons éclatants.

En 1982, Serge Daney se livra à une critique féroce du film Le Choc, dans lequel Delon tenait seul la vedette aux côtés de Deneuve et de quelques prestigieux seconds rôles réduits aux simples utilités. Il y évoquait « le sentiment pénible que le vieux star-system avait vécu », fustigeant la star, admirée pourtant jadis, pour son incapacité à briller au milieu des autres acteurs et réduisant son jeu à une série de clip vidéos « à la gloire de ce que peut l’animal-Delon ». Si le coup d’œil du ciné-fils frappe par sa pertinence cinématographique, tant le personnage incarné par Delon s’évertue de fait, dans une succession de scénettes passablement laborieuses, à « nettoyer le film de tout ce qui n’est pas lui », une autre lecture s’impose avec le recul des années, où l’on s’aperçoit que Delon a senti ce que Daney n’a pas vu, pris le nez dans le guidon de son temps : un changement d’époque.

Le film fut en effet tourné en 1981, une date qui n’est pas anodine dans l’Histoire de France. La lumière protestante venue d’outre-Atlantique s’apprête à extirper notre vieux pays des ténèbres catholiques de l’obéissance. Partout éclosent des minorités printanières fourbissant leurs armes contre le socle gaulliste sur lequel notre star nationale s’était érigée. Notre nation, convertie à la protestation permanente, fabrique à la chaîne des Français qui ne savent plus que se plaindre, revendiquer, manifester, casser. La protest song à la française tombe à bras raccourcis sur l’« Hexagone » et ses « occupants » en refrains rageurs. Pour reprendre le philosophe Joseph de Maistre, « la grande base du protestantisme étant le droit d’examiner, ce droit n’a point de limite ; il porte sur tout et ne peut recevoir de frein. » Chaque jour depuis en apporte la preuve ad nauseam. Mais en 1981, nous n’en sommes qu’aux prolégomènes. Déboulonner la figure du père, en chassant de Gaulle du pouvoir, n’avait été qu’un hors-d’œuvre ; il fallait passer au plat de résistance et faire descendre l’homme traditionnel, dernier obstacle à la jouissance sans entrave des opprimés assermentés, de son piédestal, à défaut de son arbre. Or, Le choc montre justement l’homme Delon aux prises avec cette entreprise de démolition de l’éternel masculin. Toutes les victimes du film, trucidées sans sommation ni ménagement, véhiculent un air du temps irrespirable pour le Samouraï. Qu’on en juge : un ami pleurnichard, un tueur à gages bavard et efféminé, un paysan survolté et alcoolique, un groupuscule gauchiste dirigée par une femme et pour couronner le tout une petite amie écervelée qui l’appelle « mon doudou » ! On rechignerait à moins de cette confrontation avec ces Français d’avant-garde : le clan des Siciliens est bel et bien mort et enterré. Daney ne se trompe donc pas lorsqu’il perçoit chez Delon (mais aussi chez Belmondo) une forme de « rage et de mépris » ; mais il s’aveugle quand il y voit « la haine de soi » plutôt que celle de cette humanité geignarde et sans tenue. Dès lors, ce n’est pas seulement le star-system obsolète que Delon abandonne dans Le Choc, c’est aussi le monde contemporain en devenir, cet « empire du bien » où le mâle est proscrit. Delon symbolise un Français devenu insupportable et il le sait. Il se bornera désormais à jouer crânement la partition du dernier homme, s’attirant les foudres des belles âmes bling bling vitupérant à tout va dans leurs belles villas « contre ce con de Delon ». Sans faire trop de vagues, Delon s’ingéniera ingénument, et un peu tristement sans doute, à incarner toutes les figures honnies du passé : le mégalo, le macho, le facho ; sans oublier bien sûr le funeste cortège de la sorcellerie moderne : chauvinisme, misogynie et homophobie, dernières accusations en date contre le bon sens outragé. Delon n’est pas homme à faire les choses à moitié. Il ne pliera pas devant le politiquement correct, dans lequel la plupart des vedettes actuelles se vautrent pour un strapontin dans la presse people ; pas plus qu’il ne se prosternera devant cette génération autoproclamée spontanée, lui qui même au soir d’une vie extraordinaire, se fait toujours un devoir de rendre hommage à ses maîtres. Jusqu’à en faire oublier qu’il fut un immense acteur. L’estomac a ses raisons que les petits cœurs sensibles ignorent.
Finalement, la plus grande critique à porter au film Le Choc réside dans son titre : il aurait fallu l’intituler Le Tournant. L’irruption et l’ascension de Delon coïncidèrent avec une France qui, sous la férule bienveillante du paternel de Gaulle, retrouva sa fierté, une voix originale et cette forme de supériorité discrètement arrogante, naturelle à un pays conscient en son tréfonds de son exceptionnel apport à la beauté du monde à travers les siècles. L’ingratitude condescendante envers Delon, qui s’installe doucement au tournant des années 1980, témoigne à l’inverse d’une France frappée de cette coutumière déprime durant laquelle « les Français ne s’aiment pas ». Derrière le masque flatteur de la dérision comme mode-d’être-au-monde, s’est abattue au fil du temps sur l’homme Delon une hargne moqueuse comme jamais aucun autre acteur de cette envergure, de Gabin à Depardieu, en passant par Ventura ou Belmondo, n’en avait subie. À travers lui, c’est aussi à une certaine image du Français qu’on s’en prit, à cet homme libre et taiseux, résigné à son sort, à ce Français de l’« ancienne France », cher à Péguy. Quelle mélancolie ! Mais peu importe, au fond, que notre époque ratiocineuse, peuplée de « tarentules avides de vengeance secrètes », n’aime plus Delon ; rien de plus cohérent aussi pour un peuple piqué de logique cartésienne : pourquoi louer la beauté et la grâce quand nous nous acharnons méthodiquement et collectivement à nous peindre si vilains en ce miroir du monde sous couvert d’un ressentiment égalitariste épinglé jadis par Nietzsche ? Alors, échappons-nous du blues qui colle à nos basques et gravissons les cimes de l’art. Là-haut, l’essentiel tient que Delon a existé et qu’il fut et restera un artiste et un Français d’exception. Partie intégrante de l’histoire de la beauté française, dans sa version pleinement solaire.



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