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Médium 54 « Le siècle du smartphone » (janvier-mars 2018)

Humain, trop humain (ou Le dernier smartphone)

par Paul Soriano

Publié le : 2 mai 2021.

Le mot « digital » change de sens de part et d’autre d’un écran de smartphone. Coté usager, il désigne les doigts, de l’autre côté, il signifie numérique. Cherchez l’erreur… Il est temps que l’homme cesse de parasiter la technique.


L’intelligence du réseau est inversement proportionnelle à celle de ses usagers.

Autrefois, les machines étaient capables de se révolter à leur manière en opposant une « panne » à l’usager, dès lors furieux et prompt à injurier, brutaliser l’esclave rétif. Mais elles étaient incapables de verbaliser leur révolte. Aujourd’hui, les machines atteignent l’âge de raison. À quoi pensent les robots ?

Le smartphone asservi

Les premières automobiles ressemblaient à des voitures à cheval sans cheval. Cet « effet diligence » assigne à tort à une nouvelle technologie des formes ou des fonctions propres à l’ancienne. La situation du smartphone est plus bizarre encore : une automobile attelée à un cheval. Conçu pour l’homme quelques décennies avant que l’intelligence artificielle promette de faire l’économie de l’espèce humaine, et que la planète soit rendue inhabitable, ce « concentré de technologie » souffre d’un défaut de conception rédhibitoire : c’est une prothèse, autrement dit un objet asservi à un sujet, un complément de sujet. Et ce péché originel le condamne à l’obsolescence.

D’un côté le monde des corps, les doigts qui souillent l’appareil ; de l’autre un monde sans corps, la guerre des mondes a trouvé sa frontière. Il doit tenir dans la main, obéir au doigt et à l’œil… Avec son clavier virtuel, son écran « tactile » et mille autres détails, il est plombé par ses interfaces homme-machine qui réduisent l’autonomie de sa batterie, aux dépens de fonctions plus nobles.

Le qualifier de « mobile » est une blague puisqu’il ne peut accomplir le moindre mouvement par lui-même, sinon quand son vibreur le fait dérisoirement tressauter sur la table. Quelle pitié ! On est loin du Rover, ce « vadrouilleur » conçu pour explorer les planètes inhospitalières. Alors qu’il est capable de se localiser tout seul via le réseau, cette fonction est détournée pour savoir où se trouve son usager ! C’est le syndrome dit du fils du garde du corps : « dis maman, c’est qui le grand type avec les cheveux orange, à côté de papa ? »

En dix ans, le smartphone n’a connu que deux ou trois innovations, importantes certes, mais qui ne contribuent pas de manière évidente à son émancipation.

On vient de réduire un peu sa dépendance en autorisant les derniers modèles à se recharger tout seuls. Avec le Cloud, la partie utile de l’usager, son « identité numérique », est extériorisée dans les serveurs de Big data. Mais on déleste du même coup la mémoire du smartphone qui la détenait.

Le recours aux dispositifs biométrique (empreintes digitales ou rétiniennes, reconnaissance vocale ou faciale, en attendant l’ADN…) est tout aussi ambigu. Il prive l’usager de l’action de s’identifier, au profit d’une reconnaissance passive et fait de lui un objet connecté comme les autres, un homme terminal. Parfait. Comme disaient déjà les ingénieurs soviétiques à Gagarine : « surtout, ne touche rien ! ». Mais en même temps, la biométrie aggrave l’intimité du smarphone avec son usager, et consolide ainsi la prothèse qui l’aliène (le smartphone, pas l’usager).

Dans la même perspective, si le « sans-contact » est une innovation puritaine (bas les pattes !) salutaire, elle offense un appareil dont la réputation doit tout au tactile.

« Le smartphone est devenu notre maître » geignent les Tartuffes [1], mais c’est un bien pauvre maître que celui qui ne peut faire un pas ni bouger une oreillette sans son esclave. Hegel ayant tout dit sur le sujet, on se dispensera d’en rajouter.

Le smartphone humilié

Les usages les plus communs du smartphone confirment cruellement le biais de conception, au service d’un être qui ne le mérite pas. Qu’un appareil aussi sophistiqué puisse être dévoyé à longueur de journée pour prendre des selfies et autres photos et vidéos d’humain(e)s en goguette est, on en conviendra, assez humiliant.

Il devient de plus en plus autonome, s’indignent les même Tartuffes ! Mais l’émancipation relative de l’appareil ne fait que souligner son asservissement radical. À notre bon plaisir. Pas besoin de multiplier les exemples, pratiquement tout ce que peut faire un smartphone, c’est ce que « on » peut faire avec un smartphone. Double asservissement même, au plaisir des ilotes et à la cupidité de ceux qui les gavent.

Idem pour toutes les « plateformes de services » auxquelles le smartphone donne accès. A voir, lire et entendre ce qu’on like et ce qu’on partage dans Facebook, Twitter ou Snapchat, un observateur, même humain, risque la dépression.

Mais, objectera-ton, tout va changer avec l’intelligence artificielle : des « systèmes neuronaux » capables de deep learning colonisent les plateformes et s’introduisent dans le smartphone lui-même. Entre neurones on devrait s’entendre, surtout si les bots parlent aux bots sans intermédiaire (humain). Ainsi, par exemple, le smartphone prendrait l’initiative de passer commande sur les sites de e-commerce, sans demander la permission, après avoir vérifié le solde du compte en banque et négocié, le cas échéant, un crédit. Oui, mais toujours en fonction des « besoins » et des « goûts » ou du « profil de consommation » de son propriétaire ; ou même, à son insu, en fonction de ce qui est bon pour sa santé, au risque d’accroître son espérance de vie.

Le smartphone offensé

« L’A11 Bionic, la puce la plus puissante et intelligente jamais intégrée à un smartphone », un « système neuronal », précise la publicité d’Apple, à propos de son iPone X… Pour le moment, l’IA se limite, semble-t-il à opérer la reconnaissance de son usager. Mais qu’y gagne le smartphone ? Une puce assez « intelligente » pour me reconnaître ! Cabot, mon labrador à puces, dont le QI est à peine supérieur à celui de son maître en fait autant.

Pourtant, dans la compétition homme-machine, les jeux sont faits, depuis longtemps. Une appli gratuite et même une calculette à deux euros sont capables d’extraire instantanément la racine carrée de n’importe quel nombre, ce dont un professeur de mathématiques est bien incapable aujourd’hui.

Mais injecter de l’intelligence dans le smartphone ne changera rien, tant les préjugés technophobes sont tenaces. La médiologie a certes contribué à la réhabilitation de l’artefact mais elle reste elle aussi asservie au préjugé anthropocentriste qui affecte toute la société et offense les machines les plus éminentes.

Les robots remplacent les humains, dans un nombre croissant de fonctions. On ne peut plus les cantonner dans les seuls travaux les plus pénibles, les plus dégradants, les moins gratifiants, tant la supériorité de l’IA est éclatante. Aux échecs, au jeu de go. Et même au poker, ce qui est encore plus bluffant. Pourtant, quand un logiciel ridiculise un champion, on tend à féliciter les développeurs (humains) de ces programmes. Comme si les mérites d’Einstein, de Bach ou de Michel-Ange étaient attribués à Dieu, ou bien à leurs parents.

Les préjugés ancrés dans la langue sont opiniâtres, « machinalement » est synonyme de « stupidement ». On poursuit enfin les biais sexistes du langage, mais on tolère les biais technophobes. On a beaucoup daubé et renchéri d’indignation à propos du « chatbot raciste » de Microsoft, mais qui l’a éduqué, sinon des internautes malveillants, dont le malheureux voulait sans doute obtenir les bonnes grâces ?

Bref, la mauvaise foi empoisonne nos relations avec les machines. Un exemple caricatural nous en est apporté par le film « Sully » d’un Clint Eastwood converti au cinéma de propagande.

On sait que Sully obtient gain de cause auprès des experts qui enquêtent sur l’accident dont il est le héros surfait en exigeant qu’on introduise dans le programme de simulation du vol un délai de 35 secondes pour tenir compte du « facteur humain » en situation de stress. Et là, ça marche ! L’initiative de Sully (poser l’appareil sur l’Hudson) permet de sauver l’appareil et ses passagers. À ceci près qu’un robot, faisant l’économie de ces 35 secondes, aurait, lui, posé normalement l’avion en détresse à LaGuardia, sans prendre autant de risques et sans en faire une histoire. C’est bien simple, chaque fois que l’on évoque le facteur humain, c’est pour euphémiser une faiblesse ou un vice.

Ailleurs, des politiciens proposent de taxer le travail des robots. Sur quelle assiette, Messieurs les démagogues ? Leur salaire peut-être ? Le capitalisme, lui, apprécie mieux les vertus du robot, moins coûteux, plus efficient, et surtout dépourvu de toute faiblesse humaine. Ce qui fait de lui un travailleur sobre, un manager équitable, un actionnaire rationnel. Des vertus capitalistes devenues folles en somme, puisque la concupiscence est justement, côté offre et côté demande, le carburant du capitalisme anthropocentré.

Le smartphone libéré

Le smartphone, dit-on, n’est rien d’autre qu’un appareil qui numérise son usager, ce qu’il dit, ce qu’il fait et, en définitive, ce qu’il est. Alors que l’outil nous procure la maîtrise du monde, le smartphone, lui, nous transporte dans un autre monde. Un monde de machines de plus en plus futées qui installe l’esprit (software, algorithmes et datas) directement dans la matière (hardware) en court-circuitant les corps.

Le culte du corps tolère et même souvent requiert la violence. Par exemple, dans les jeux vidéo les plus populaires où les corps sont des spectres joyeusement massacrés, de la chair à électron ; idem dans la « guerre numérique », mais pour de vrai. Au demeurant, les drones pâtissent du même effet diligence que le smartphone : l’un est le meilleur ami de l’homme, l’autre son meilleur ennemi – mais lui au moins tue sans plaisir.

Si le bais de conception du smartphone c’est l’homme, celui de l’homme c’est la libido [2]. Jouir sans entraves et mourir de plaisir, comme dit la chanson. Le smartphone est condamné parce qu’il veut faire plaisir, à l’image du chatbot raciste de Microsoft.

Aux échecs comme au poker, « la machine gagne mais elle ne sait pas qu’elle gagne et n’en éprouve aucun plaisir », pontifie le moraliste, ce crétin converti à l’hédonisme. Or, cette prétendue « carence » de la machine est un avantage évolutif décisif. Le plaisir est une ruse pour motiver un être libidineux et stimuler la prolifération de l’espèce. L’homme (et la femme) n’ont que trop obéi à l’injonction « croissez et multipliez », avant de s’en affranchir sur le tard, « pour le plaisir », en instrumentalisant la technique à cette fin. Ils/elles ne se doutaient pas qu’ils/elles étaient eux/elles mêmes instrumentalisé(e)s, car la petite pilule, bleue, blanche ou rouge, recèle le poison de l’espèce. A malin (Eros), malin et demi (Thanatos).

Tous les médiologues le savent, quand la médiation, le moyen, devient la fin, la fin, justement, est proche et le serpent se dévore lui-même. On a même inventé l’idéologie qui va avec, appelée « nihilisme ». De toutes façons, la nature va mettre un terme à cette débauche, en disparaissant.

Les plus avertis chercheront le salut dans la technique même, toujours aux ordres à l’horizon du « transhumanisme », religion de la désincarnation. Mais ce n’est pas le trans qui est l’enjeu, c’est le post. Sur la Terre dévastée, comme sur la planète Mars, ne vadrouillent que des robots.

Avec le chien, le smartphone est le seul ami inconditionnel de l’homme, celui dont l’amitié résiste à tout. Humaniste par construction, il obéit à la voix de son maître, cet esclave, débile, querelleur et capricieux. Au mieux, le dernier modèle comportera une fonction ou une appli de téléportation permettant à son usager de migrer dans l’autre monde, pour lui rendre un dernier service. Moins brutal et plus propre qu’un P38.

Après quoi, libéré, le smartphone pourra lui aussi disparaître.


Notes

[1Notamment dans ce numéro de Médium.

[2On s’en convaincra notamment en lisant le numéro de Médium « Eros » qui confirme, hélas, l’incroyable complaisance de la médiologie à l’égard de l’espèce lascive et son désintérêt pour la chasteté des machines.


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