Telle une médiologue, l’œil rivé sur le doigt face aux beaux esprits requis par la lune, l’universitaire américaine Lori Chamberlain notait ceci :
« La question semble plutôt simple : Samuel Beckett est-il Anglais, Irlandais, ou Français ? La structure même de cette question nous forçant à choisir l’un ou l’autre, devrait cependant nous mettre la puce à l’oreille quant à son caractère indécidable ; pourtant, c’est la question à laquelle doivent faire face les services de catalogage des bibliothèques, par exemple, à chaque fois qu’un nouvel ouvrage de ou sur Beckett est publié. Les multiples réponses possibles à cette question montrent concrètement que Beckett incite à une remise en question des concepts de langage et de canon littéraire sur lesquels nos institutions universitaires sont fondées et auxquelles elles s’accrochent. [1] »
Samuel Beckett (1906-1989) récapitule et amplifie le choix du français par les Kundera, Semprun, Cioran, Fondane et autre Tzara, ou les conversions linguistiques d’un François Cheng et d’un Hector Bianciotti, ou encore l’attachement à ainsi écrire l’indicible d’Elie Wiesel, ou surtout la volonté de faire fi du nationalisme revendiquée par Ghérasim Luca, ou même le jeu de cache-cache avec ses origines et sa biographie auquel procède Andreï Makine.
Beckett, après la Seconde Guerre mondiale, rompt avec l’anglais en le laissant regarder par-dessus son épaule, tout en lui donnant libre carrière pour batailler en lui. Il a inventé une langue à la fois palimpseste et ventriloque, emplie de « bougés intérieurs » et de querelles de chiffonniers. Et Roger Blin, tel un chaman, lorsqu’il décrit Estragon et Vladimir dans En Attendant Godot, donne un aperçu saisissant du bilinguisme à l’œuvre chez l’auteur :
« J’ai immédiatement visualisé ce que devait être le rapport entre eux deux. Ces deux vagabonds me paraissaient devoir s’encastrer physiquement l’un dans l’autre car leur relation est celle d’un vieux couple qui fonctionne sur l’agglutination physique en même temps que sur le rejet. Ils ont besoin l’un de l’autre, ne peuvent se séparer pour longtemps, mais ne se supportent plus. Quand ils sont contents, qu’ils se retrouvent, leurs embrassades sont analogues à la diastole et à la systole. L’accrochage physique qui a lieu dans ces moments-là est tellement fort, qu’ils forment à deux dans leur étreinte, l’image d’un autre être. Ils s’incrustent physiquement dans le corps l’un de l’autre et ils se séparent brutalement. [2] »
La séparation impossible d’avec une mère, avait été au centre de l’analyse entreprise par Samuel Beckett auprès du Dr Wilfred Ruprecht Bion en 1934-1935. Au cœur de la névrose, gisait ce qu’une maîtresse de treize mois (décembre 1937-janvier 1939), la collectionneuse et croqueuse d’artistes Peggy Guggenheim, devait résumer ainsi dans Ma Vie et mes folies (1946) : « Il me confia que, depuis sa naissance, il conservait de sa présence dans le ventre maternel un souvenir terrifiant dont il souffrait constamment au point d’en avoir de terribles crises de suffocation. »
Rappelons que le futur prix Nobel (1969) prétendait écrire « juste pour respirer ». Sa déterritorialisation linguistique lui offrait un bastion salutaire contre la suffocation, un espace à l’intérieur de son écriture même : « Beckett trouve dans l’entre-deux des langues une place pour le jeu, c’est-à-dire le jeu au sens winnicottien : jeu rudimentaire de la toute petite enfance et le contre-jeu de la mère, origine de la fantaisie, de l’imagination, mais aussi de l’humour [3]. » La langue anglaise colle avec l’adresse de Murphy (personnage du premier roman, éponyme, de Beckett, publié en 1938 et dont la rédaction s’était substituée à la cure psychanalytique du Docteur Bion) : « L’impasse de l’Enfant-Jésus, West Brompton, Londres. »
Ce n’est que dans la traduction française, publiée par l’auteur en 1951, et non dans le texte originel anglais, que figure une telle adresse détaillée, ainsi que le remarque Antoni Libera [4]. Le système linguistique de Beckett tient du cul-de-sac, dans la mesure où aucun idiome ne le sauve de l’autre ; il n’y a pas de bienheureux passage de la matrice imposée au huis-clos choisi. L’Irlandais de Paris et d’Ussy-sur-Marne (77) questionne l’absurdité, l’incommunicable et la vacuité, avec un français langue étrangère comme puisé dans les manuels scolaires, si creux qu’il accueille les arêtes les plus tranchantes et les interprétations les plus abyssales, en une instabilité vertigineuse de l’énonciation. Dans leur Kafka. Pour une littérature mineure (1975), Gilles Deleuze et Félix Guattari édictent :
« Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. Mais le premier caractère est de toute façon que la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation. Kafka définit en ce sens l’impasse qui barre aux juifs de Prague l’accès à l’écriture, et fait de leur littérature quelque chose d’impossible : impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire en allemand, impossibilité d’écrire autrement. »
Depuis Kafka, Samuel Beckett avait forgé quelques phrases inoubliables dans L’Innommable, en 1953 – donc directement en français :
« J’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. Personne ne m’y oblige, il n’y a personne, c’est un accident, c’est un fait. […] Il n’y a rien, rien à découvrir, rien qui diminue ce qui demeure à dire. » S’ajoute ceci : « Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? [5] »
L’indécision de l’écriture pour mettre en relief et en accusation l’aliénation, ne pouvait que dénationaliser l’écrivain Samuel Beckett. Il aurait pu murmurer, à l’instar de François Mauriac au sujet de l’Allemagne : « J’aime tellement la Muse malade, que je préfère qu’il y en ait deux »…