À quoi on peut encore ajouter un critère esthétique : copier, c’est moche, c’est nul ; voire un critère politique : c’est l’anarchie ! Les religions qui proscrivent l’image ne manquent pas d’arguments.
On sait qu’aux yeux du médiologue, le facteur technique est déterminant : quand l’acte de copier devient plus facile, l’économie refait ses calculs, le droit vacille, la morale s’interroge et la critique s’époumone. La qualification du délit dépend de la taille de la population qui le commet qui elle-même dépend de l’accessibilité des outils de copiage. Plus c’est facile à faire plus c’est difficile à réprimer. Si bien qu’à l’ère du numérique, quand une petite routine informatique, le « copier-coller », expose tout un chacun à la délinquance virtuelle, l’hybridation des productions et des comportements engendre un continuum entre deux figures naguère bien distinctes : créateur admirable versus misérable copieur ; en termes plus prosaïques : propriétaire versus voleur.
Car si le créateur est unique et son œuvre originale par définition, le second affiche de multiples figures, pour la plupart peu édifiantes : les copieurs se copient d’abord eux-mêmes en copiant, avec des variantes. Riche lexique en effet que celui de la copie, et qui s’enrichit encore chaque fois qu’une nouvelle technique de copiage engendre un nouvelle espèce de copieur. Si bien que le recensement ne peut s’opérer que par le biais du jugement moral : si le copieur est parfois (rarement) un brave type, c’est le plus couramment un sale type et/ou un pauvre type. En multipliant les emprunts pas toujours avoués, sans compter bon nombre de clichés, l’auteur de ces lignes témoigne assez de sa condition humaine, trop humaine.
Le brave type n’est pas à proprement parler un copieur mais plutôt un copiste, motivé par la sauvegarde et la diffusion de l’œuvre ; c’est ainsi qu’on « reproduit » la grotte de Chauvet pour préserver l’original des nuisances de la foule tout en lui permettant d’en découvrir les richesses. La figure du « moine copiste » dit assez l’estime dans laquelle nous tenons cet anonyme, d’autant que son travail comporte sa part de création. Dans un autre ordre de valeur que celui où se situe l’œuvre recopiée, il crée de la beauté plastique, celle de l’objet manuscrit auquel le temps confère de surcroît, comme on sait, une aura, unique apparition d’un lointain… témoignage du passé [1]. Cette valeur se communique de quelque façon à l’œuvre, produisant un hybride : le simple support d’un texte seul présumé immortel devient une œuvre d’art, elle-même reproductible, exposée à son tour à la contrefaçon.
Quand il est rémunéré, le simple scribe est payé à la tâche comme le sera beaucoup plus tard la dactylo (au passage, le copiste aura changé de sexe) et comme le furent aussi plus d’un grand écrivain, au risque de déchoir au rang de pisse-copie.
À la fin du siècle dernier, le progrès technique a fait sombrer bien des petits métiers : équipé d’outils personnels de copie numérique, l’auteur est couramment son propre copiste. Bien plus : tout un chacun peut désormais mémoriser le moindre de ses actes et partager indéfiniment ses expériences existentielles dans le nuage où des entreprises, par ailleurs férocement attachées à leurs propres droits de propriété intellectuelle, monnayent à leur profit les informations que nous leur livrons sans réserve. Alors même que nous refuserions d’en communiquer la moindre aux autorités…
Le traducteur est beaucoup plus qu’un copiste et l’on s’est avisé que son travail touche lui aussi, dangereusement, à la création. Le traducteur fidèle, mot à mot, est un traducteur déficient ; il suffit de lire une traduction automatique effectuée par un robot pour s’en convaincre. Mais le traducteur compétent menace pour sa part de trahir – de doubler, au sens argotique du terme – celui qu’il traduit. Les Italiens ne s’y sont pas trompés : traduttore traditore. Derrière le brave type se profile déjà une figure moins amène.
Le copieur légitime se reconnaît à ce qu’il affiche les marques de politesse de la copie que sont les guillemets, les références et les notes de bas de page. Trop poli pour être honnête ? Certains, abusent un peu de leur droit de citation, parfois jusqu’à l’odieuse contrefaçon, fausse citation attribuée à un auteur célèbre, proverbes chinois ou africains fabriqués de toutes pièces. La citation peut également nourrir la malveillance, comme avec ces « petites phrases » prêtées à un adversaire pour le déconsidérer, d’autant plus redoutables qu’elles ne sont pas inventées mais judicieusement tronquées ou extraites de leur contexte.
L’auteur de pastiches et autres parodies est un imitateur au second degré dont le geste peut dissimuler de mauvaises intentions : certes, il arguera volontiers de son admiration pour l’auteur visé mais il en profite pour mettre en évidence des tics et de grosses ficelles. Car le pasticheur s’attaque, mine de rien, au plus précieux des attributs du créateur : le style. « Qu’est-ce en effet que le style, selon la littérature ? c’est ce qui résiste à l’imitation. Or avec le pastiche, Proust démontre que ce qui est censé résister à l’imitation, le style, est au contraire ce qui la permet [2] ».
Passons au simple imitateur par déficit de talent, d’idées, de style, etc. ; ici les termes sont mesurés : on ne vole pas, on emprunte, on picore, on imite, on singe. Du brave type on passe sans rupture au pauvre type. Le plus pathétique est encore celui qui copie délibérément de manière imparfaite pour exister un peu tout de même et ajoute son grain de sel ou sa pelletée de béton pour améliorer calamiteusement sa copie. A la manière de Willy [3] auquel il faut toutefois reconnaître une certaine lucidité commerciale : la qualité peut nuire à la vente.
Le copieur-interprète mérite pour sa part notre gratitude quand, par exemple, il emprunte les idées d’un penseur obscur pour les exprimer en langage commun. Cette espèce de traducteur ressemble à un changeur qui monnaye en petites coupures les trésors inaccessibles de la pensée ; il titrise en quelque sorte notre dette envers les géants de la spéculation intellectuelle, lui permettant ainsi de circuler, notamment dans les dîners en ville. Hélas, maint philosophe de seconde main tire au contraire sa gloire de renchérir sur l’obscurité du maître en multipliant les dérivés de crédit ; à ce jeu, les plus habiles parviennent même à rendre l’allemand plus intelligible que le français.
Comme on s’en doute, c’est néanmoins le copieur malhonnête, le sale type, qui offre la plus riche palette de portraits.
Le copieur s’approprie le bien d’autrui. C’est un voleur, de plus au moins d’envergure : chapardeur, pilleur, pillard, pirate, bref, un « plagiaire ». Plagiarus : celui qui vole et recèle les esclaves, voire les enfants d’autrui. Le mot évoque l’oblique (la plage est un versant sablonneux où erre le plagiste), ce qui fait penser à l’écolier penché pour « pomper » sur le camarade assis à ses côtés. Moralement et pénalement, le plagiaire est indéfendable. Mais au civil et s’il jouit de quelque réputation, son avocat ne manquera pas de soutenir que l’objet du larcin ne valait rien sur le marché avant que son client ne lui communique gracieusement la valeur attachée à son nom (sa marque) ; comme si un grand du luxe apposait généreusement sa griffe sur le produit d’un artisan inconnu. Et à supposer que la prétendue victime du plagiat tire de l’affaire une fructueuse notoriété, les gains qui en résultent devraient être équitablement partagés.
Le vol de texte est plus facile à établir que le vol d’idées et, a fortiori, que cette espèce de vampirisme appelé « plagiat psychique [4] ». On tiendrait là le crime des crime ès copie si hélas la preuve n’était si difficile à établir car les sujets de tragédie ne sont pas si nombreux, et nous sommes tous plus ou moins portés à l’empathie. Fort heureusement, et malgré la vogue des confessions en ligne, rares sont celles et ceux qui prétendent faire de leurs expériences vitales une œuvre exposée au chapardage.
Dans un registre moins dramatique, celui qui signe un ouvrage rédigé par un tiers consentant et rémunéré (un ghost writer ou, en ancien français, un « nègre ») n’est pas à proprement parler un plagiaire : il n’y pas vol mais transaction commerciale régulière. Pourtant, l’usurpation d’identité paraît flagrante : un peintre coté qui signerait l’œuvre d’un barbouilleur consentant se rendrait bel et bien coupable de faux. Quoi qu’il en soit, si le ghost writer plagie de son côté un ou plusieurs ouvrages, on a affaire à un plagiat par délégation, ce qui est une forme de recel.
Le contrefacteur en effet ne vole pas un bien mais une identité. On peut encore le comparer à l’émetteur de fausse monnaie [5] : usurpateur d’autorité via une usurpation d’identité. Ceci, n’en déplaise aux puristes, rapproche étroitement la contrefaçon artistique de son pendant commercial : un faux Véronèse c’est comme un faux Louis Vuitton, un vol de marque.
Plagiat et contrefaçon se distinguent subtilement sur le plan social. Le plagiaire est en général un riche qui dépouille un pauvre, en notoriété sinon en biens ; certes vous pouvez toujours commencer votre premier roman par « longtemps, je me suis couché de bonne heure », mais n’espérez même pas y gagner le titre de plagiaire et l’attention qui va avec : vous serez soit un farceur (si vous êtes pauvre), soit un créateur au carré (si vous êtes quelqu’un comme Jorge Luis Borges). Dans la contrefaçon, la relation est en général inversée : le pauvre vole le riche, à ceci près que les riches, portés au libéralisme et donc peu solidaires, se volent parfois entre eux.
À supposer qu’il se trouve doué d’un talent ou d’un génie singuliers, le créateur n’en demeure pas moins, comme chacun d’entre nous, un débiteur de naissance : qui l’a doué, doté d’un tel talent, quelle Muse lui dicte son œuvre ? Si l’on met à part la reproduction littérale ou matérielle pour s’intéresser au plus abstrait, idée, concept, intrigue ou même « style », on ne peut qu’en rabattre sur l’originalité. La langue courante (« il m’est venu une idée de roman ») devraient pourtant alerter Narcisse, lui-même fasciné par une copie de soi, dans le miroir. Être inspiré est une grâce enviable, mais pourquoi faut-il que s’inspirer « de » vous expose au mépris ? Le durcissement juridique de la notion de propriété intellectuelle est, comme par hasard, contemporain du mythe romantique du génie créateur ; auparavant, on se montrait plus indulgent envers les emprunts opérés par les auteurs de l’époque. La copie des maîtres témoignait d’une bonne éducation et nous en avons gardé une acception de l’original qui désigne un type mal élevé, ou même un type un peu frappé. Nous dirons de manière plus neutre que toute création se situe dans une chaîne de transmission où l’auteur reçoit avant de donner et, dans le meilleur des cas, s’acquitte un peu de sa dette. Plus savamment : du statut tantôt autographique et tantôt allographique des œuvres (Daniel Bougnoux).
On dira que la copie de l’idée n’est rien, que si le style même est imitable, c’est bien l’œuvre – le faire singulier du créateur – qui compte. Mais il faut alors considérer tout ce que l’œuvre doit aux appareils et autres institutions en quoi consistent les industries culturelles. La chaîne de transmission implique aussi une chaîne de production et de distribution.
L’intellectuel proudhonien pour qui la propriété c’est le vol s’accordera volontiers une exception s’agissant de ses propres travaux. Le même qui ne cesse de souligner le caractère « social » de la production en général pour justifier la redistribution des revenus oubliera sans vergogne le caractère collaboratif de son œuvre. Et même quand il entreprend de se révolter contre la société, c’est encore cette société qui travaille à la publication de ses brulots. À supposer, par exemple, qu’un essayiste entende faire partager sa haine des éditeurs, il lui faudra pourtant en trouver un – ou pire encore : devenir lui-même entrepreneur-éditeur – pour le faire savoir. Le révolté, seul contre tous les conformismes, n’a d’autre choix que de faire comme les autres.
En définitive, le créateur s’active au centre d’un écosystème peuplée de copistes irréprochables, de traducteurs et interprètes plus ou moins fidèles, de copieurs plus ou moins intègres ; tous, voleurs et faussaires compris, travaillent à sa gloire, fût-ce à leur insu ou à leur corps défendant. Si bien qu’on pourrait transposer le théorème médiologique (la copie fait l’original) en soutenant que le copieur fait le maître.
La révolution numérique fait de la copie un vice impuni, en dépit des lois bricolées pour l’endiguer ou la canaliser dans les circuits commerciaux. Alors, paradoxalement, la figure du copieur s’estompe, en même temps que celle du créateur se brouille, surtout quand des robots et autres algorithmes reproducteurs se mettent de la partie et que le copieur lui-même ou son profil devient objet de copie et recopie.
Quand la copie s’inscrit dans un art de faire, une technique d’écriture informatique (Louise Merzeau), une autre figure se dessine, celle du facteur, au sens étymologique du terme : à la fois auteur, créateur et fabricant, exceptionnellement contrefacteur. En d’autres termes : auteur, compositeur, interprète.
Comme souvent, la facilitation technique ne fait que mettre en lumière, rétrospectivement, des pratiques déjà bien ancrés auparavant : en musique, Vivaldi, par exemple, est un virtuose du copier-coller (autocopie) ; et la technique du collage est bien souvent précédée par un « copiage ». Aux usages désuets d’une technique nouvelle (effet diligence) s’opposent en somme des usages précurseurs d’une technique à venir.
La figure la plus significative du facteur serait le wikipédiste, copieur frénétique si on veut mais plutôt copiste collectif austère à valeur ajoutée, copieur honnête et avoué, discipliné, indemne de toute usurpation créative puisque la création est statutairement exclue de l’entreprise. En même temps, Wikipédia, sans cesse copiée et récopiée, est sans doute l’objet le plus original que le web ait produit. Et cette figure du « facteur » numérique, se diversifie elle-même à l’infini, entre autres dans le twitter (copieur-recycleur en cascade), le rédacteur de « fanzine » (l’admirateur actif [6] : anch’io son’pittore), etc.
Pour autant, la généralisation de la copie, sa légitimation jusqu’à un certain point dans l’ordre littéraire ou celui de l’égologie multimédia, ne doivent pas en dissimuler le pouvoir subversif.
N’en déplaise au médiologue, les invariants métaphysiques se fichent de la technologie.
Apprivoisée, édulcorée, policée, la copie s’administre comme une drogue légère qui stimule sans causer trop d’effets secondaires, autres que plaies d’argent, querelles d’avocat et bla-bla d’experts.
Mais fondamentalement, elle reste le plus vicieux des attentats commis contre la vérité : plus elle est vraie plus elle est fausse ; plus elle est réussie, proche de l’original, fidèle comme on dit, plus elle est trompeuse ; et l’on est proprement soulagé de découvrir l’infime différance qui la trahit pout la rendre à la normalité. Face à Quasimodo – grossière contrefaçon de l’image de Dieu ? – on rit à se faire peur ; mais la gémellité déjà nous trouble, le sosie nous dérange et le clone nous angoisse.
L’enfer, c’est le même.