La biographie proposée par le site darwin-online ne lésine pas sur la dimension du sujet : « Personne, peut-être, n’a autant influencé nos connaissances de la vie sur terre que le naturaliste anglais Charles Robert Darwin (1809-1882). Sa théorie de l’évolution par la sélection naturelle, qui unifie désormais les sciences de la vie, explique la stupéfiante diversité des diverses formes vivantes (living things) et comment elles se sont parfaitement (exquisitly) adaptées à leur environnements particuliers. »
Le gentleman naturalist n’a pas volé sa place aux côtés de Newton, dans l’Abbaye de Westminster. [1]
Le fair-play conférant un avantage sélectif à l’espèce gentleman, c’est le plus sportivement du monde que Darwin expose avant l’introduction de L’Origine (citée ici d’après l’édition de 1906 traduite par Edmond Barbier) une notice historique sur « les progrès de l’opinion relative à l’origine des espèces avant la publication de la première édition anglaise du présent ouvrage ». Il y mentionne entre bien d’autres Lamarck [2] (« le premier qui éveilla par ses conclusions une attention sérieuse sur ce sujet »), Grant (son maître, qui a du l’initier aux thèses de Lamarck), Herbert Spencer (dont la vision de la sélection sociale précède donc la publication de l’Origine) et même son « rival » Wallace, [3] élogieusement : « Le troisième volume du Journal ot the Linnean Society, publié le 1er juillet 1858, contient quelques mémoires de M. Wallace et de moi, dans lesquels, comme je le constate dans l’introduction du présent volume, M. Wallace énonce avec beaucoup de clarté et de puissance la théorie de la sélection naturelle. » (souligné par nous).
Du moins Darwin a-t-il pris la peine et le temps, au risque de se faire doubler, de nourrir sa théorie d’une somme d’observations entreprises notamment lors de son fameux périple sur le Beagle, d’Angleterre en Nouvelle-Zélande en passant par l’Amérique du Sud (1831-1836).
C’est Darwin, donc, et non Wallace que la postérité a élu. Respectons le verdict. Il ne faudrait pas pour autant attribuer à Darwin ce qui ne lui revient pas. Dire, comme on l’entend trop souvent, qu’il aurait révélé notre animalité est absurde. Pour les Anciens, la cause était déjà entendue et Aristote dit bien de l’homme qu’il est un animal politique. Même la double rupture creusée par le judéo-christianisme – un abime entre Dieu et la création, un autre entre l’homme et le reste de la création, « nature » dont Descartes proclamera l’homme et maitre et possesseur – cette rupture, précisément, brise une continuité. Et du reste, saint François, bon chrétien s’il en fût, pousse à l’extrême le devoir de fraternité, bien au-delà de la cousine bête : Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil… Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles… Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Vent… Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau… Loué sois-tu, mon Seigneur, pour soeur notre mère la Terre… Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle… (Cantique des créatures).
Ne faisons pas de notre bon La Fontaine un darwinien prématuré qui aurait pris le problème à rebours : dans tout cochon il y a un homme qui sommeille. Darwin introduit lui aussi de l’humain dans l’animal autant que l’inverse. Homme de son temps et de son Angleterre (concurrence, sélection des meilleurs, etc.), il lit Malthus dont les thèses le préparent à envisager la compétition des espèces dans un monde de ressources rares. « C’est la doctrine de Malthus appliquée à tout le règne animal et à tout le règne végétal » prévient-il dans l’introduction de l’Origine. Richard Lewontin, postfacier des Mondes darwiniens (voir la bibliographie in fine), définit le darwinisme comme « capitalisme concurrentiel biologique » - la biologie, en somme, obéirait aux lois de l’économie politique. Le « darwinisme social » précède Darwin et influence à l’évidence son regard sur les animaux : si le darwinisme a si rapidement et si complètement pénétré la société et ses représentations, c’est qu’il s’y trouvait déjà.
Dès lors que les idées (humaines) sur les animaux sont exprimées avec les mots du langage (humain), on n’échappe pas à l’anthropomorphisme. Mais le discours des fonctionnements et des causes est un chose, celui des comportements et des raisons en est une autre. Couple familier au médiologue qui expose au grand jour leur relation, en montrant par exemple comment un comportement (communiquer) met en œuvre un fonctionnement (appareils de communication). Moins scrupuleux, le « scientiste » (savant qui philosophe) les fait copuler clandestinement. En d’autres termes, il engage les fonds de l’héritage dans des spéculations aventureuses : c’est ainsi qu’on bricole une gigantomachie mettant aux prises Nature, Évolution, Hasard, Nécessité et autres concepts métamorphosés en divinités mythologiques. Une « grammaire du comportement » (faire, interdire, favoriser, sélectionner…) s’introduit en douce dans le discours scientifique de la cause et de l’effet, la description « objective » mobilise clandestinement les sortilèges du récit. En comparaison, les emprunts du philosophe (ou du médiologue) à la science, en quête d’analogies avouées, sont bien plus innocents.
Et avec le progrès des technosciences, c’est le registre biologique qui se trouve à son tour contaminé par le technologique : le cerveau est un ordinateur, le génome un « programme » informatique, etc. Et comme la recherche informatique, de son côté, cherche son inspiration du côté du cerveau et des gènes, la boucle est bouclée, l’auberge espagnole du concept recycle indéfiniment ses métaphores.
À l’époque de Darwin, le darwinisme social est plutôt de gauche. Lors des controverses que suscite l’exposé de ses thèses, il est soutenu par le camp progressistes (dont Thomas Huxley, « le bouledogue de Darwin ») contre celui des conservateurs. Ces derniers auraient pu, comme leurs descendants, se sentir confortés par un récit justifiant un situation acquise « tout naturellement ». Mais en ce temps-là, la question religieuse est décisive. Darwin ne heurte pas le sens moral, il scandalise le croyant ou plutôt le fondamentaliste pour qui l’origine des espèces se trouve exposée ne varietur dans les Écritures. En terres protestantes, de surcroît, c’est Dieu qui légitime, c’est la grâce qui sélectionne, pas les œuvres ni la lutte pour la vie. Récupéré par des libéraux affranchis de toute superstition, le darwinisme social sera plus tard systématisé par l’embranchement le plus extrême de la droite.
L’ancêtre, le légateur ne saurait être tenu pour responsable, post mortem, des placements douteux opérés par les légataires. Ainsi, Darwin n’aurait nullement cautionné les interprétation eugénistes (de son cousin Francis Galton), racistes ou même simplement racialistes de son œuvre. Il s’explique très clairement sur ce point dans le chapitre VII (« Sur les races humaines ») de La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871) :
« Bien que les races humaines existantes diffèrent à bien des égards, couleur, cheveux, forme du crâne, proportions du corps, etc., si l’on considère leur organisation d’ensemble, on découvre qu’elles se ressemblent étroitement par un multitude de caractéristiques. Beaucoup d’entre elles sont de nature tellement négligeable ou tellement singulière, qu’il est extrêmement improbable qu’elles aient pu être acquises indépendamment par des espèces ou races originellement distinctes. »
Les conversations du jeune Darwin avec John Edmonstone, un esclave noir affranchi qui l’initie à l’art de la taxidermie ne sont sans soute pas étrangères à cette attitude. Toute sa vie, Darwin dira son hostilité à l’esclavage (« which I abominated »), trait sympathique parmi d’autres chez le personnage : esprit curieux, travailleur acharné même quand sa santé se dégrade, et néanmoins bon mari (de sa cousine Emma Wedgwood) et surtout bon père (de dix enfants), relativement (pour l’époque) indemne de préjugés sociaux, et qui ne perdra la foi qu’à la mort de sa fille Annie, en 1851.
L’ancêtre Darwin nous a transmis en somme un héritage qu’il a sans doute considérablement fait fructifier, mais dont il était lui-même l’héritier. Après plus de vingt ans de réflexions (depuis le retour du voyage du Beagle en 1836) et une brève esquisse écrite en 1842, il lui faut publier en hâte l’Origine des espèces [4], pressé par la concurrence. Le programme de l’ouvrage est bien délimité dans l’introduction de ce best-seller :
« Comme il naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre ; comme, en conséquence, la lutte pour l’existence se renouvelle à chaque instant, il s’ensuit que tout être qui varie quelque peu que ce soit de façon qui lui est profitable a une plus grande chance de survivre ; cet être est ainsi l’objet d’une sélection naturelle. En vertu du principe si puissant de l’hérédité, toute variété objet de la sélection tendra à propager sa nouvelle forme modifiée. »
On constate qu’il n’y est question ni d’ « évolution » ni de l’animal humain, lequel fera l’objet d’ouvrages postérieurs, La Filiation de l’homme, 1871 et L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872 où il étendra la notion de sélection naturelle aux faits de culture.
Positivons : plutôt que de rabaisser l’homme au niveau de l’animal, le darwinisme et les recherches qu’il a suscitées (y compris dans la discipline appelée éthologie) ont plutôt réhabilité l’animal fâcheusement réduit à l’état de machine par notre Descartes national, avant qu’un autre de nos compatriotes, La Mettrie en tire dès 1748 la conclusion que l’homme aussi est une machine.
A défaut de rejoindre certains extrémistes qui voient dans tout animal une « personne » susceptible à ce titre d’être protégée par les droits… de l’homme, nous savons que tout animal est bien un individu, à double titre même, puisqu’il est à la fois génétiquement unique et que son existence (sa « biographie ») aussi brève soit-elle (à notre échelle) est également unique.
Nous admettons désormais sans sourciller que les animaux souffrent, aiment, apprennent, qu’ils élaborent et mettre en œuvre des techniques, qu’ils sont capables non seulement de communiquer mais aussi de transmettre (certains comportements acquis sont transmis à la génération suivante par apprentissage) : on n’est pas loin d’une culture, voire d’une histoire pouvant différencier des populations d’une même espèce. A défaut de langage dans le plein sens (humain) du terme, l’animal accède bel et bien à la fonction symbolique puisqu’il se livre au jeu présent chez l’animal domestique (dans son rapport avec l’homme) comme dans des espèces que l’on dit sauvages. Or, jouer, c’est « faire semblant », c’est donc être capable d’une prise de distance mentale ; c’est prendre, individuellement et en situation, le contrôle de ses propres comportements instinctifs – ce dont on a fait contre toute évidence un monopole de l’humain.
Le darwiniste orthodoxe n’y verra rien d’autre qu’un comportement « sélectionné par l’évolution » parce qu’il constitue un utile entraînement au combat (un peu comme, dans l’espèce humaine, le wargame prépare à la guerre et les jeux vidéo à la vie). Le plaisir qu’on prend au jeu, pas plus que la beauté des fleurs (qui selon Darwin favorise la pollinisation) ne démentent l’interprétation puisque le plaisir, la beauté, à leur tour « ne sont que… » etc., etc. On connaît la chanson. Le livre L’animal est-il une personne ? (Flammarion, 2009) du chercheur darwiniste de stricte obédience Yves Christen est bien caractéristique de l’évolution, somme toute plaisante, qui fait passer de l’animalisation de l’homme à l’hominisation de l’animal. Très documenté, l’ouvrage nous en donne de très nombreux exemples documentés, dont certains assez bluffants, même si on n’est pas obligé d’accepter la réponse positive de l’auteur à la question que pose le titre de son ouvrage.
Mais si le darwinisme fait bouger la frontière entre l’homme et l’animal, de manière plus troublante encore, il fait bouger les frontières en nous révélant cette évidence que la distance entre deux espèces animales (l’huître et le gorille par exemple) peut-être beaucoup plus considérable que la distance qui sépare de l’homme l’espèce la plus évoluée. Très logiquement certains chercheurs-militants envisagent d’étendre la dénomination « homo » aux grands singes, mais pas au chien ou au chat.
Osons l’extrême : si le génome de telle plante domestiquée contient plus de gènes que le génome humain, n’est-ce pas la preuve que c’est la plante qui a domestiqué l’homme en obtenant de lui qu’il la cultive ?
En définitive, l’idée force darwinienne, son legs principal, c’est probablement la notion de continuité. Continuité qui s’étend désormais en amont et en aval. En amont : elle introduit le darwinisme dans le monde des gènes, tandis que la frontière du vivant recule sans cesse et se dilue. En aval : les concepts de sélection et d’évolution sont étendus aux productions matérielles (technique), institutionnelles et culturelles des sociétés humaines. Les frontières ne disparaissent pas, mais elles bougent et appellent à être reconsidérées : passage autant que séparation.
L’une des plus récents bourgeonnements est constitué par la « théorie des mèmes » (avec un accent grave, comme dans « gène »). Un mème est « un élément culturel reconnaissable (par exemple : un concept, une habitude, une information, un phénomène, une attitude, etc.), répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus. L’Oxford English Dictionary définit le mème comme « un élément d’une culture pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation » (Wikipédia). L’orthodoxie de ce prolongement est garantie puisque nous la devons à un autre darwiniste de stricte observance, Richard Dawkins dans son ouvrage sur le Le Gène égoïste (sic), 1976.
Dans la Théorie des mèmes. Pourquoi nous nous imitons les uns les autres (The meme machine, 2000) de Susan Blackmore, psychologue qui enseigne la mémétique à l’université de Bristol, l’analogie (qui est elle-même un mème !) est précisée : « Tandis que les gènes utilisent le corps humain dans leur lutte pour la suprématie des caractères physiques, les mèmes colonisent nos cerveaux pour dominer nos comportements, nos habitudes, nos croyances ». Involontairement, mais de manière assez fascinante, la 4e de couverture de la traduction française montre assez comment le mème fait dérailler la pensée : « Or si l’altruisme, la foi, le langage, l’amour, nous sont commandés de l’extérieur, peut-on encore dire que le Moi existe ? »
Armés de ce concept décisif nous pouvons à présent nous intéresser à la façon dont les mèmes darwiniens opèrent, en particulier, dans le discours médiologique où l’on repère un usage prudent et scrupuleux mais systématique d’emprunts à l’ancêtres et à ses descendants. Petite anthologie.
Darwin (« si l’on ose ») n’apparaît qu’une fois dans l’Abécédaire de médiologie, à l’entrée « comparer » : « La méthode comparative est au fondement des études médiologiques (comme elle l’est, par ailleurs, des sciences d’observation). Elles n’ont même d’autre fin que de l’introduire sciemment, effrontément, méticuleusement, dans les « sciences de la culture », après que Darwin, si l’on ose, l’eut fait en son temps dans les sciences du comportement. Pour mettre à jour ses corrélations, le chercheur se fonde sur l’observation de milieux techno-culturels variables dans le temps et l’espace, comme le naturaliste embarqué dans le Pacifique sur celle des écosystèmes variant au gré des latitudes. ».
A l’entrée « évolution technique », une citation de Simondon établit implicitement une analogie entre évolution des espèces et évolution des techniques quant au caractère continu/discontinu des transformations observées : « L’évolution spécifique des objets techniques ne se fait pas de manière absolument continue, ni non plus de manière complètement discontinue ; elle comporte des paliers qui sont définis par le fait qu’ils réalisent des systèmes successifs de cohérence ; entre les paliers qui marquent une réorganisation structurale, une évolution de type continue peut exister ; elle est due à des perfectionnements de détail résultant de l’expérience de l’usage, et à la production de matières premières ou de dispositifs annexes mieux adaptés. »
L’évolution n’est parfois évoquée que de manière incidente – ce qui est d’autant plus significatif : la prégnance d’une théorie se mesure moins à la fréquence des références explicites (« comme nous l’a enseigné Darwin… »), qu’à la contamination du discours par les « mèmes » qu’elle dissémine. C’est ainsi qu’on voit « évoluer » les techniques, les modèles culturels, et même les « systèmes de traces » et que l’évolution technique « se manifeste aujourd’hui par la fusion de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel » (convergence : autre mème).
L’entrée « commutation » (« entre les éléments d’un ensemble quelconque ») établit une analogie entre commutation technique et commutation génétique : « toutes les opérations permettant de rechercher, d’établir, de maintenir, de modifier, ou d’interrompre des liaisons entre éléments d’un ensemble quelconque. S’applique d’abord à la reproduction sexuée, provocant une vertigineuse accélération dans l’évolution du vivant… ».
De même la « sélection » (quatre occurrences) apparaît dans l’entrée « bricoleur » sous l’égide de François Jacob : « la sélection par le milieu technique des variations culturelles favorables opère comme la sélection naturelle elle-même “à la façon d’un bricoleur, sans dessein à long terme” (François Jacob) » Pas de « grand dessein » donc, mais la sélection n’est dépourvue ni de sens ni de principes : « “Par quelle ruse enfermer le plus dans le moins ?” (Dagognet). Allégement des supports et sélection des traits pertinents : toute transmission repose sur un principe d’économie » (entrée « contraction »).
L’entrée « technique », enfin, définit celle-ci comme « compétence, performance ou invention qui ne s’inscrivent pas dans le programme génétique de l’espèce ». Et de souligner la différence, tout en introduisant, toujours implicitement, la notion de mutation contingente dans l’évolution des techniques : « La rhétorique est une technique (l’apprentissage des procédés donnant à la parole une efficacité maximale sur un auditoire donné), mais la parole en elle-même n’est pas une technique car, sauf anomalie, tout être humain dûment socialisé a une compétence innée pour apprendre à parler, non pour écrire. La preuve : il existe dans l’histoire des sociétés sans écriture, mais on n’en connaît pas de muettes. L’écriture est donc une technique. C’est dire qu’un système technique – en l’occurrence, de notation graphique – n’est ni héréditaire ni inné. L’alphabet vocalique relève de l’accident heureux. Le fait technique est placé sous le signe de la contingence ».
Mais c’est probablement la « théorie des 4 M » (message, médium, milieu, médiation) [5] qui fait le plus systématiquement appel aux patrimoine commun des notions darwiniennes, surtout à propos du « milieu ».
« Le XIXe siècle, avec Lamarck et Darwin, a importé le terme et la notion de milieu de la mécanique dans la biologie, et le monde vivant en a été soudainement éclairé. Pour l’élucidation des phénomènes culturels – à un palier supérieur de complexité –, il n’y a pas moins de fécondité à en attendre. (…) De même que l’homme comme être vivant n’échappe pas à la loi générale des vivants, les appareillages techniques baptisés médias n’échappent pas aux lois de tendance qui président à l’évolution de la technosphère, telles que Leroi-Gourhan et Simondon ont pu les dessiner : croissante intégration des fonctions, convergence des normes, miniaturisation, rendement maximal (obtenir le meilleur résultat avec le moindre effort possible), etc. (…) Redisons-le à notre façon. “L’évolution humaine est lisible dans les objets, elle ne l’est pas dans les actions.” (…) [la notion de milieu] incite à penser « population », « niche », « écosystème », en lieu et place de nos chères illusions d’autonomie. (…) Sans vouloir transporter à l’aveugle le modèle darwinien de la lutte pour la vie, la notion de médiasphère (mégamilieu de transmission et transport) est un des facteurs qui permet de comprendre la survie ou la disparition de telle ou telle formation culturelle. (…) Chacun sait qu’une idée juste ou une invention des plus utile peut être rejetée par un milieu qui ne lui offre pas de prise, qui n’est pas prêt à l’accueillir. N’y aurait-il pas à chaque époque une sélection médiale des propositions d’objets et d’idées, à la fois conformées et filtrées par le milieu de transmission, comme il y a dans la nature une sélection par le milieu naturel des espèces pertinentes et performantes ? »
La médiologie honore ses dettes. Elle est susceptible en effet d’apporter à son tour quelque bémol à la marche triomphale de l’hominisation pré- et post-darwinienne. Mis à la porte, le grand dessein (divin) revient en effet par la fenêtre, porté par l’Évolution, dont le terme et la fin serait l’Homme, roi de la création autoproclamé.
Or la prétendue évolution est aussi bien une involution, presque une régression. Il ne suffit pas de dire que les animaux font (presque) aussi bien que l’homme à biens des égards – point de vue humain, trop humain sur la compétition. La vérité c’est que plus on remonte dans l’échelle du vivant et plus on se trouve confronté à des espèces qui réalisent les mêmes exploits sans avoir besoin de construire d’usines à gaz, ces dispositifs qui plombent notamment la communication et la transmission dans le monde des hommes. De l’amibe à l’homme, les médiations deviennent de plus en plus indispensables et de plus en plus encombrantes, tout en fragilisant à l’extrême leurs malheureux usagers. On commence avec la spécialisation organique et l’on aboutit à la division du travail, aux infinies complications des rapports entre les deux sexes, à la politique et enfin à la mort, douteux privilège des seuls animaux complexes.
Les animaux les plus « primitifs » (guillemets de rigueur), perçoivent, se déplacent, calculent et agissent sur leur environnement, sans la moindre médiation autre que chimique. Non seulement sans lunettes ni automobile ni ordinateur, mais sans organes des sens, ni système nerveux ni cerveau. Less is more. Mieux : une certaine amibe (Dictyostelium) se montre capable de faire et de défaire du lien social en fonction des circonstances, en gros, selon l’état du milieu nutritif. Un contrat social résiliable la fait passer de l’état « colonies de cellules » (une pluralité de je) à l’état de société (un nous) voire à l’état organique par spécialisation extrême des individus : du nous au je d’un vrai « corps social », dit sans métaphore.
Bien avant Darwin, les Anciens avaient déjà remarqué (voir, entre autres, le mythe de Prométhée), que l’homme est à tous égards un être-en-manque, en d’autre termes, un être-pour-la-mort. On peut toujours voir dans ce manque une « supériorité », mais, à nouveau, c’est un point de vue humain, passablement morbide de surcroît. Parole d’homme et foi d’animal !