Le mana, qui a tant intrigué les ethnologues, ne serait-il qu’une sorte de joker ? Le mana polynésien jouit d’un double pouvoir : celui d’ouvrir sur le symbolique, et de faire pivoter le sens. Ce mot flottant ouvre et embraye. On connaît l’horreur de Roland Barthes pour l’arrogance des mots qui ont le dernier mot ; selon lui, un auteur, qu’il soit théoricien ou littérateur, a besoin d’un mot qui, loin de le fermer sur lui-même, assure au sens sa relance, comme à ce jeu de la main chaude qu’il évoque souvent et dont il fait une bonne figure du discours. « Ce mot, nous dit-il dans le même fragment, est apparu dans son œuvre peu à peu ; il a d’abord été masqué par l’instance de la Vérité (celle de l’Histoire), ensuite par celle de la Validité (celle des systèmes et des structures) ; maintenant, il s’épanouit ; ce mot-mana, c’est le mot “corps”. »
Pour Roland Barthes, le corps, mana, serait ce mot transitionnel qui, à la différence des termes butoirs de l’ultima ratio des systèmes clos, comme la Vérité de l’Histoire en régime de sens hégéliano-marxiste (avec lequel il a flirté) ou la Validité en régime de sens structuraliste (qu’il a pratiqué), déporte la signification en même temps qu’il l’assure. Mais ce corps-mana serait-il, comme il le prétend, apparu dans son travail après que les systèmes qui l’avaient intellectuellement séduit ont perdu à ses yeux de leur pouvoir herméneutique ? Le corps comme thème et comme philosophème est en fait présent dans tous ses écrits, depuis l’essai sur Michelet, où il sert à interpréter l’histoire, jusqu’à La Chambre claire, où il fait fonction d’outil d’intellection.
Le corps a toujours été là dans tout ce qu’a écrit Roland Barthes : là comme réalité physique, comme instrument de jouissance, comme support d’imaginaire, comme interface avec le monde, comme voie d’accès à la connaissance. Multiforme et impossible à cerner par une définition ou à enfermer dans un concept, il a toujours été là sous la forme précisément insaisissable du mana.
Constance du corps dans le texte barthésien
Mais quel corps ? « Nous en avons plusieurs, écrit Roland Barthes qui ajoute : J’ai un corps digestif, j’ai un corps nauséeux, un troisième migraineux, et ainsi de suite : sensuel, musculaire (la main de l’écrivain), humoral, et surtout émotif… » Car, comme chacun d’entre nous, Roland Barthes a un corps physiologique, un corps sensuel, un corps social, un corps mental. Pour pasticher les catégories sartriennes que Roland connaît bien, et dont il a su user à l’occasion, on distinguera dans ses textes plusieurs modes d’être du corps : il y a le corps pour autrui, qui rend prisonnier de l’image qu’on lui renvoie et qui incite à poser jusqu’à l’imposture. C’est le corps qui se suppose sous le regard de l’autre et qui fait basculer le moi du côté, toujours un peu hystérique, de l’imaginaire.
Il y a le corps pour moi. Celui qui me rappelle son existence par les sensations, douloureuses ou agréables. C’est ce corps qui fait dire à Roland Barthes « Mon corps ne m’existe à moi-même que sous deux formes courantes : la migraine et la sensualité. ».
Il y a le corps en soi. Celui qui existe en dehors de la conscience que je peux en avoir. C’est le corps objectivable auquel appartient la côtelette. Roland Barthes nomme ainsi le morceau de côte enlevé lors d’un pneumothorax, longtemps conservé dans sa gaze chirurgicale au fond d’un tiroir, et balancé par lui dans la rue Servandoni du haut de son balcon. Bien que fragment d’un corps qui est objectivement le mien, la côtelette est le résidu d’un corps qui intéresse la seule médecine. Un corps anatomique qui ne m’est rien et pour qui je ne suis rien.
Il y a le corps qui ne devient corps pour moi qu’en devenant corps de désir pour l’autre. C’est le corps de jouissance fait de relations érotiques.
Il y a le corps qui, sans cesser d’être corps pour moi, s’autonomise en se laissant égoïstement emporter par sa propre volupté. C’est le corps de plaisir, celui que réveille par exemple le texte littéraire : « Le plaisir du texte, c’est le moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi. » Celui aussi que libère l’activité intellectuelle et qui, indépendamment de mon moi conscient, le porte jusqu’à la jouissance, car « l’abstraction n’est nullement contraire à la sensualité ».
Mais, pour Roland Barthes, il y a surtout son corps, cette chose embarrassante, pas assez ferme, pas assez jeune, pas assez mince. Il y a son corps, cette chose affaissée et molle, qui ne lui ressemble pas. Il y a ce corps qui n’est pas lui, l’écrivain Roland Barthes, dont l’écriture incisive et ferme est dépourvue de tissus adipeux, et qui est toujours là entre lui et l’autre dans le rapport amoureux, comme un gros paquet encombrant. Il y a en effet, chez Roland Barthes, un corps de gêne, un corps mal-aimé qui ne peut inspirer le désir. C’est le corps de la sexualité triste d’Incidents. Un corps qui lui fait tristement avouer : « Une sorte de désespoir m’a pris parce que je voyais dans l’évidence qu’il me fallait renoncer aux garçons, parce qu’il n’y avait pas de désir d’eux à moi… »
Il y a donc le corps sexué, qui est toujours un corps fatigué et qui s’ennuie d’avance à l’idée de la drague. Un corps non désiré qui ne désire même plus.
Il y a enfin le corps de la planche anatomique sur laquelle s’achève le Roland Barthes par Roland Barthes. Ce corps, plus dérisoire que le squelette d’une vanité, dont l’écrivain accompagne la représentation de cette légende : « Ni la peau, ni les muscles, ni les os, ni les nerfs, mais le reste : un ça balourd, fibreux, pelucheux, effiloché, la houppelande d’un clown. »
À ce commentaire, d’une sombre lucidité, Roland Barthes a choisi de donner pour titre : « Écrire le corps ». Serait-ce donc ça ? Dire cette pitoyable guenille dont nous sommes tous affublés, et que nous sommes condamnés à habiter ? Dire la triste nécessité de l’incarnation de notre moi vibrant de passion intellectuelle et charnelle dans cette chose informe qui freine tout élan vers le désir et la connaissance ? En fait, écrire le corps n’a jamais été le propos de Roland Barthes, si ce n’est « incidemment ». Ce qui l’intéresse, c’est de dire le rôle quasi germinatif joué par le corps dans toute activité d’écriture et de pensée. Dire le corps de l’écrivain au travail dans son écriture et sa pensée. Et le corps où s’originent l’écrire et le penser n’a rien à voir avec cette défroque. Surtout pas celui de Roland Barthes, qui est nerveux, musculeux, toujours en tension. Je ne parle pas ici du corps physique de l’écrivain, qui, lui, peut être avachi sur la table de travail, mais de son corps physiologique, de son corps humoral et réactif d’où procèdent écriture et pensée. Car, pour Roland Barthes, l’écriture vient du corps comme vient aussi du corps la grille d’intelligibilité à travers laquelle le monde se perçoit et s’interprète.
Ce corps-là a avec le réel un rapport de peau à peau, toujours réactif : c’est par le corps que le monde arrive dans la conscience. Pour Roland Barthes, formé par la phénoménologie, le corps reste le premier interprétant du monde, comme en témoigne son essai sur Michelet.
Le corps écrivant : le degré zéro de l’écriture (1953)
Dans un article intitulé « Qu’est-ce que l’écriture ? » et repris dans Le Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes distingue la langue, « corps de prescription et d’habitudes commun à tous les écrivains d’une époque », le style, « produit d’une poussée [qui] est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée », et l’écriture, réalité formelle indépendante de la langue et du style, « qui naît d’une confrontation de l’écrivain et de la société ».
La langue et l’écriture se caractérisent, l’une et l’autre, quoique de façon très différente, par leur dimension sociale. Le style, lui, est le produit d’une double poussée. Une poussée qui vient du passé de l’écrivain et une poussée qui vient de son corps. Le style, ce sont, nous dit Roland Barthes, « des images, un débit, un lexique [qui] naissent du corps et du passé de l’écrivain et deviennent peu à peu les automatismes de son art. ».
La référence faite ici au passé de l’écrivain, c’est-à-dire à la dimension bio-mythographique du style – c’est-à-dire encore au biographique transformé en mythe – sonne comme une concession faite à l’avant-garde critique de l’époque. Tout un courant herméneutique, qui ne s’appelle pas encore mythocritique, s’intéresse alors aux métaphores obsédantes des écrivains pour y lire autant de traces d’un passé plus ou moins traumatique enfoui dans les sous-sols de la conscience. Mais si le style, pour Roland Barthes, est bien une affaire de bios, c’est à condition d’élargir le champ de compréhension de ce terme, et de l’entendre tout à la fois dans le sens existentiel de vie vécue, de vie historique dont on peut faire le récit bio-graphique, et dans le sens de vie physique et organique, de vie qui relève de la bio-logie.
Roland Barthes n’est pas loin de penser que le style n’est jamais que le produit d’un corps physiologique qui investit la langue, dans sa double dimension syntaxique et lexicale. Cela ne veut évidemment pas dire que telle ou telle disposition ou indisposition physique passe sans médiation symbolique du corps dans l’écriture.
Rien de plus antibarthésien que d’attribuer à l’asthme de Proust sa phrase qui s’essouffle, comme le fit une critique naïve. Mais que « le style n’est que le terme d’une métamorphose […] qui s’élabore à la limite de la chair et du monde », autrement dit dans cette interface qui fait aussi naître les idées dans la conscience selon la tradition philosophique de la phénoménologie.
Le corps interprétant du monde : Michelet par lui-même (1954)
Michelet, c’est d’abord un corps. Migraineux : « Tout lui est migraine : le froid, l’orage, le printemps, le vent, l’Histoire qu’il raconte. » Ce mal, Roland Barthes le connaît bien, même s’il l’éprouve avec moins d’intensité : « Bien différentes des migraines de Michelet, “mixtes d’éblouissement et de nausées”, mes migraines sont mates […]. Avoir mal à la tête (jamais très fortement), c’est pour moi une façon de rendre mon corps opaque, têtu, tassé, chu, c’est-à-dire en fin de compte (grand thème retrouvé) : neutre. » Neutre, c’est-à-dire absent/retiré de la scène hystérique de la santé triomphante qui s’assortit d’une arrogance de la pensée.
Que la migraine, cette partition douloureuse de la tête, soit un langage du corps, lequel ne parle comme on sait que par symptômes, est d’une telle trivialité que Roland Barthes glisse rapidement sur son interprétation clinique. Plus intéressant est qu’elle soit aussi un énoncé de notre corps social : « La migraine est un fait de classe. » Par la migraine, Roland Barthes se révèle, comme Michelet, homme de lettres et bourgeois : « Voit-on le prolétaire ou le petit commerçant avoir des migraines ? » Le corps est un bon marqueur social. On s’en doutait, la migraine le confirme.
À la différence des critiques qui voudraient voir tout Proust dans l’asthme ou tout Montaigne dans la maladie de la pierre (et pourquoi pas tout Roland Barthes dans la tuberculose ?), Roland Barthes ne fait pas passer tout Michelet par le chas d’une pathologie. La migraine n’est pas l’interprétant de l’œuvre, elle n’est pas pour autant un détail incident. Car tout le rapport de Michelet à l’histoire passe par le corps, l’histoire est le produit d’une réactivité charnelle à certaines qualités substantielles de la matière. Cette intelligence vient en effet du plus profond des goûts et des dégoûts. C’est ainsi que son « anglophobie est soutenue par une nausée de la pléthore sanguine, du sang immobile ; la germanophilie, au contraire, par le goût délicieux de la fluence infinie, du lait-sang… » Chez Michelet, l’histoire est interprétée par le corps et « jugée au tribunal de la chair. »
Roland Barthes partage avec Michelet cette morale du corps. Soit le fragment intitulé « J’aime/je n’aime pas », où la liste des choses énumérées dessine, dans son éclectisme, les contours d’une singularité : celle d’un moi qui a nom Roland Barthes. « J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens ; et pourtant tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle… »
Michelet, par exemple, a une horreur toute physique du sec, du discordant, de la découpe analytique. Est donc mal tout ce qui a quelque affinité substantielle avec le sec et le discret. Ainsi se trouvent discrédités Louis XIV « le sec », le jésuite « toujours rappelé comme une représentation algébrique de la machine, c’est-à-dire du sec… ». L’histoire est donc jugée à l’aune des attirances et des répulsions du corps historien ; le mal est décrété en fonction de la sécheresse et du discontinu, le bien, en vertu du lisse, du fluide, de l’harmonieux, du rythmé. Le même système d’attirance/répulsion physique établit chez Roland Barthes l’axe des valeurs, grille d’intelligibilité du réel et discriminant moral et politique. Par exemple encore, Roland Barthes a toujours avoué une aversion pour le gluant, le poisseux, le visqueux ; les mauvais objets, au premier rang desquels l’idée reçue, tout ce qu’il nomme la doxa, participe de ce registre. On comprend alors que, pour rendre sensible le dégoût intellectuel que lui inspire la doxa, une image se soit imposée à lui, celle de la méduse dont la masse gélatineuse rencontrée dans sa jeunesse à Malo-les-Bains provoque le dégoût autant que la crainte.
Roland Barthes éprouve également une horreur quasi phobique pour le nappé, pour tout ce qui colle et qui lie, ce qui attache, ce qui recouvre et ce qui masque. En un mot : pour tout ce qui ressemble aux sauces de la cuisine bourgeoise traditionnelle, car il y a un fond d’imaginaire culinaire dans les goûts et les dégoûts barthésiens. À l’inverse, du côté du bien barthésien on trouve le délié, le fragmentaire, le discontinu, tout ce que la bouchée japonaise incarne. Le Japon, dépris du régime de sens de l’Occident et ignorant la pulsion de nappage et de liaison caractéristique de l’idéologie bourgeoise, comme en témoigne sa cuisine, est donc un bon objet. Qu’importe que ce Japon-là soit une construction de l’imaginaire !
Le corps qui sait : la chambre claire (1980)
La photographie, pour Roland Barthes, est d’abord un objet qui s’offre à plusieurs pratiques où s’engage à chaque fois le corps. Le corps du photographe qui « fait » la photo ; le corps du spectateur qui la « regarde » ; le corps de l’objet photographié qui la « subit ». Roland Barthes oublie seulement dans cette énumération le corps du théoricien de la photographie qu’il s’apprête à devenir. C’est à ce corps qu’il aura recours pourtant pour tenter de comprendre ce qu’est la photographie. Roland Barthes qualifie lui-même le projet de La Chambre claire d’« ontologique ». Il ne s’agit, en effet, de rien de moins que de connaître l’« être » de la photographie, en d’autres termes, de découvrir ce qu’elle est en soi, « par quel trait essentiel elle se distinguait de la communauté des images ». Réitérant le geste de Descartes, il décide de faire table rase de tous les savoirs produits sur la photographie (les savoirs historiques, sociologiques, sémiologiques, esthétiques…), et de se prendre lui-même comme mesure du « savoir » photographique. Mais là où le lecteur attendrait un « cogito » photographique, il se trouve renvoyé à un « percipio ». Le savoir photographique ne peut se construire que sur le sol de la perception. D’où la question liminaire qui ouvre ce discours de la méthode d’inspiration toute phénoménologique : « Qu’est-ce que mon corps sait de la photographie ? » Si le corps occupe la place centrale, c’est qu’il est le premier outil de connaissance. La préface à L’Imaginaire de Jean-Paul Sartre, qui a tant intrigué, pointe une fidélité qui leur est commune envers une philosophie faisant droit au corps : la phénoménologie, dont la présence spectrale court du Degré zéro de l’écriture à La Chambre claire.