Il s’agit là d’une affaire sérieuse : on s’indigne face à un acte immoral qui met en cause sa propre dignité. Le concept antique d’indignation – aganaktein – fut l’une des pierres de touche de toute la pensée morale grecque.
I. Actualité
« L’indignation morale dispense-t-elle de l’analyse ? » fut un sujet de dissertation de philosophie au baccalauréat, il y a quelques années. L’indignation est en effet un des rares modes de prise de position qui puisse se dispenser de contenu. Tout simplement parce qu’elle va de soi pour celui qui la ressent. Ainsi, selon Mme Fadela Amara, secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville, l’amendement parlementaire au projet de loi sur l’immigration, « c’est dégueulasse ». On n’en saura pas plus. L’indignation fait disjoncter le principe même de démonstration du discours. Elle l’épuise et s’y substitue.
C’est un fait : l’indignation politique ne s’est jamais aussi bien portée. Le débat contradictoire de la dernière élection présidentielle fut une bataille rangée d’indignations contrapunctiques. Citons pour mémoire le « Ce qui se passe au Darfour est un scandale absolu » de Nicolas Sarkozy, ou le « Je ne m’énerve pas, je me révolte, car j’ai gardé ma capacité de révolte intacte » de Ségolène Royal.
II. Avantages
Contraint à la brièveté par les médias, le discours politique prend plaisir à s’indigner. À défaut de disposer du temps pour convaincre, il court-circuite l’argumentation par l’émotion. Il présuppose, ce faisant, le partage d’une même sensibilité, d’un même système de valeurs avec le public. L’indignation politique se fait alors procédé rhétorique. Cela présente de multiples avantages :
1. L’indignation humanise son auteur. Ainsi, il est démontré que le politique a du cœur, qu’il n’est pas un simple animal calculateur à sang-froid qui contrôle soigneusement chacune de ses déclarations. Quiconque s’indigne affiche ipso facto sa vertu.
2. L’indignation est parfaitement adaptée au temps mass-médiatique. Elle est lapidaire et fonctionne à merveille avec le principe de la brève. Elle réveille. Elle fournit du scoop, du nouveau pour les nouvelles. Elle permet de dire vite et beaucoup avec peu.
3. L’indignation rassemble. À coup sûr, chacun se sent une belle fraternité avec celui qui est indigné pour les mêmes raisons que vous. A contrario, on se sent culpabilisé de ne pas la partager. Comment l’expliquer ? Au mieux, par son insensibilité égocentrique au pis, par son inculture de mal-élevé.
4. L’indignation est un procédé inattaquable. On n’y oppose plus un vrai à un faux puisque l’on est dans le domaine de l’émotion. On ne démontre plus rien. On ne cherche plus à convaincre. On se met en surplomb, à la fois d’autrui et du discursif. Le ressenti est indéniable. L’indignation s’exonère ipso facto du support de la preuve. Nul ne peut lui opposer un discours construit. Pour être vraie, il lui suffit par conséquent d’être sincère. Attaquer l’indignation est coûteux, puisqu’il est impossible d’attaquer l’indignation sans heurter l’indigné. À ce prix, beaucoup renoncent.
5. L’indignation s’appuie sur l’escamotage de sa propre justification, qu’elle considère comme évidente. On profite alors d’un effet d’aubaine, puisque divers publics peuvent construire des raisons de s’indigner différentes, en étant convaincus qu’elles sont, non seulement les bonnes, mais les seules. En d’autres termes, l’indignation est une technique unanimiste et consensuelle. Un amendement peut être considéré comme « dégueulasse » pour bien des raisons. Le principal est que tout le monde s’y retrouve et que la future élection soit assurée. Là comme ailleurs, on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.
6. Enfin, l’indignation mérite réparation. L’indignation justifie une réaction exemplaire et permet en passant de sur-réagir à peu de frais par un procédé de chantage affectif.
III. Précautions
Il est possible que le surcroît d’indignation constaté récemment compense un certain manque de moralité du politique. En ces temps troublés où le champ politique a des faux airs de mercato de football, où certains hommes politiques ne se contentent plus de déserter leurs propres causes, mais rejoignent sans vergogne, et sans attendre, le camp adverse à la façon d’un simple transfert, il est singulier de constater que ce sont simultanément les mêmes qui se font une spécialité de l’indignation.
Le médiologue risque la mauvaise note à sa dissertation de baccalauréat en refusant la dialectique, parce que, pour lui, l’indignation morale ne dispense jamais de l’analyse. Cette analyse, c’est le partage ancien, profond, partagé et transmis d’une culture et de ses valeurs. Cette approche consciente d’un patrimoine moral commun, et elle seule, peut justifier les excès de la posture indignée. Une indignation légitime qui se refuse aux petits arrangements calculés des haut-le-cœur, aux sélections adroites de colères feintes et aux présupposés manipulateurs de partage de valeurs.
Lorsque l’insincérité est avérée, les tartuffes indignés méritent la fâcheuse posture de l’arroseur arrosé. La petite astuce rhétorique de l’indignation instrumentalisée que nous décrivons est donc à utiliser avec précaution, puisque, pour qu’elle soit une admirable posture d’homme de parole, un « soulèvement de l’âme », selon la jolie formule de Bergson, il faut qu’elle reste un acte non calculé.