Jean Baudrillard par Marc Guillaume
Mes amis
Nous sommes la communauté des amis de Jean Baudrillard.
Quand Jean donnait son amitié, c’était pour la vie.
Fidélité absolue, quelles que soient nos faiblesses, nos limites.
Fidélité qui laissait toute liberté. Ceux qui ne voyaient pas Jean souvent restaient néanmoins ses amis.
Ces liens d’amitié, de formes diverses, étaient parcourus par des courants singuliers et subtils, des courants qui résistent à l’usure du temps : les courants de la séduction.
La séduction s’ajoute à l’amitié, et en même temps elle l’allège : elle l’allège des échanges convenus et des manques. Nous, les amis de Jean, nous étions saisis par la grâce et la puissance de son écriture, de sa pensée. Il nous accueillait, nous partagions la joie d’être ensemble et, en même temps, nous comprenions que nous ne lui manquions pas…
Cette expérience commune, commune et singulière, nous a donc aidés à nous délivrer du manque, dans ses rapports avec lui et avec ceux que nous aimons.
Il n’y aura pas de deuil, pas de travail du deuil, nous resterons dans la séduction avec la chance de pouvoir lire et relire une œuvre immense.
Douleur certes, mais pas douleur de la séparation. Au contraire. Maintenant, Jean, tu es trop proche puisque tu n’es plus, tu n’es plus qu’en nous. Soudain, plus d’horizons, on a perdu un monde. Lost in translation. C’est l’intelligence de l’autre qui disparaît. Tu disais souvent : il n’est d’intelligence que de l’autre. Et quel autre tu étais ! Nous parlerons de toi, nous ne parlerons plus à toi, les événements singuliers du monde ne seront plus éclairés par ta lucidité, par ton intelligence du Mal. Et nous n’entendrons plus le rire qui accompagnait, soutenait si souvent ta parole.
C’est pourquoi la communauté de tes amis, la communauté réduite au partage des éclats de ta pensée, consolidée par ta disparition même, est précieuse.
C’est pourquoi je m’adresse à toi, Marine. À Jean, qui est en nous maintenant, mais aussi à toi.
À toi qui as été, en tissant amour et séduction, la plus proche de l’irréductible altérité de Jean, de son irréductible légèreté, disais-tu. À toi, à qui il avait confié le soin, nous pouvons même dire l’art, de sa disparition. Tu as été à la hauteur de sa confiance avec une force et un courage infinis.
La communauté qui t’entoure sera aussi fidèle que Jean l’était avec nous, fidèle avec tendresse et légèreté.
La photographie comme pratique philosophique, par Françoise Gaillard
Certains auteurs de contes pour enfants ont exploité le soupçon d’une existence autonome et séparée des choses. Jean Baudrillard a donné à ce soupçon la forme d’un questionnement philosophique : « N’avons-nous pas le phantasme profond, depuis toujours, d’un monde qui fonctionnerait sans nous ? » Et c’est ce monde qu’il a voulu photographier. Ce monde qui ne nous suppose pas. Ce monde où nous ne sommes pas. Aussi a-t-il choisi ces moments où les choses s’imposent à nous dans leur pure évidence. Ces moments où les choses semblent exister pour elles-mêmes, indifférentes à notre regard. Ces moments où elles se ne laissent prendre que par surprise. Et pour les rendre à ce pur « être là » qui est leur vérité, il a arraché les choses à toutes les qualités dont notre subjectivité les recouvre.
Cela explique l’étrangeté formelle de ses photographies. Si l’on y prête attention, on s’aperçoit que celle-ci provient surtout de leur éclairage et de leur jeu d’ombre si peu réalistes. De l’effacement du sujet photographiant aussi. Voilà pourquoi, en feuilletant les livres de photos de Jean Baudrillard, on est tout d’abord déconcerté. On n’y trouve ni de scènes vraies, ni, comme il l’a dit lui-même, de « scènes qui portent témoignages », ni de scènes belles, si ce n’est malgré le photographe. En un mot, on n’y trouve aucune scène dont la vérité, la morale ou l’esthétique soient le propos. Les photographies de Jean Baudrillard s’amusent à lancer à tous les critères ou à toutes les catégorisations le défi de leur existence singulière.
De là vient la difficulté à les classer, à les commenter. Que dire d’elles ? Elles ne sont ni véritablement pittoresques, ni véritablement belles. Elles sont plus que cela. Elles sont mieux que cela. Elles sont autant de traces fugaces d’un jeu de séduction entre le monde et le photographe, lequel se trouve être aussi un philosophe qui poursuit la pratique de la philosophie caméra au poing.
1. Les quelques citations retenues sont extraites de Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, Descartes & Cie, 1998.
L’allégresse de disparaître, par Louise Merzeau