Le gris doit-il fatalement succéder au rouge ou au noir pour conjurer le Mal ? La tragédie humaine, pour ne pas se répéter, doit-elle nécessairement céder la place au fade ? La langueur maternelle dans laquelle nous barbotons préfigure-t-elle la délivrance définitive des fureurs patriarcales d’antan ou leur revival sous une forme nouvelle ? La douceur de vivre factice et les drogues en tous genre, qui la stimulent, sont-elles le prix à payer pour se tenir tranquille ou river le couvercle sur la cocotte-minute ? Notre addiction aux clics anesthésie-t-elle notre irrésistible envie de filer des claques à nos congénères ? Le très en vogue idéal zen passe-t-il par l’effacement progressif du vilain « petit tas de secrets » qui constitue l’individu au profit d’une communauté transparente réduite à ses datas et ses dadas ? Inconvénient mineur que de se fondre dans le lénifiant pour endormir le terrifiant. Vue sous cet angle, la politique de l’ennui, qui se met progressivement en place en Occident au sortir des deux guerres mondiales, trouve son explication et sa pleine justification. Fondée à la fois sur le divertissement frénétique, transformant les sociétés en inoffensifs parcs de loisirs, et un enseignement assumé de l’ignorance la plus crasse au nom d’un bienveillant relativisme généralisé, garant de la tolérance, on peut la créditer d’un incontestable succès : un apaisement certain dans les mœurs pendant un demi-siècle ; pas si mal. Malheureusement, depuis quelque temps, cet irénique projet politique montre des signes d’énervement malgré les formidables progrès de la cool attitude d’une humanité composée de friends. La dépression politique menace à nouveau, l’ennui semble lasser. L’émergence des deux côtés de l’atlantique de clowns politiques, aussi imprévisibles que dangereux, répond au désir des peuples de s’amuser un peu en renversant la table et d’en finir avec les doctes de tous bords qui, non contents d’avoir saccagé le monde au nom de la modernité, leur donnent de surcroît des leçons de maintien. Mais le jeu peut être dangereux, notamment pour l’Europe qui n’a plus les moyens de ces digressions fatales. Rendu nécessaire par les basculements géopolitiques et technologiques en cours, le rassemblement des nations européennes, sous quelque forme que ce soit, est en passe d’être noyé sous l’eau tiède. Projet inédit et passionnant, mais sur le papier, car nos chères élites, formées à la statistique économique et oublieuses de l’Histoire, n’ont jamais su trouver les mots pour l’incarner et lui donner chair. « Bonjour tristesse » comme seule devise européenne, on pouvait trouver mieux. Rien n’est perdu mais il est temps de renouer avec des rires qui ne soient pas des grimaces.
Au sortir des massacres des guerres de 14 et de 45, dont l’acmé fut le délirant génocide juif, et face à la menace des chambres froides de Sibérie du Petit Père des Peuples, à côté desquels les rivalités entre Valois et Plantagenêt ou entre Bourbon et Habsbourg faisaient rétrospectivement figure d’anicroches mondaines, l’impérieuse nécessité pour les hommes de bonne volonté de remettre un peu de bonheur, fût-il artificiel, dans le moteur, s’imposait. Et même si deux précautions valaient toujours mieux qu’une, tout en développant une stratégie virile de dissuasion nucléaire, il est progressivement apparu aux responsables du monde « libre » que la Paix perpétuelle, chère au promeneur Kant, marcheur d’avant-garde s’il en fût, valait bien une métamorphose à marche forcée du loup hobbesien en agneau rousseauiste. Et franchement, si le flower power n’empêcha ni le napalm ni les fanatismes marxiste ou islamiste, force est de reconnaître que depuis plus d’un demi-siècle, ni le neutron ni le zyklon ne sont revenus hanter le sommeil des hommes. Les idées courtes et les cheveux longs nous reposaient un peu des cerveaux enfiévrés et des idées funestes qui en étaient sorties. Pause publicitaire et paniers garnis, la réclame plutôt que la débâcle. L’humanité avait déraillé, le bonheur consumériste assurerait son salut et garantirait son terminus expiatoire. La paix des braves valait bien quelques hypers en périphérie tournant définitivement le dos aux carnages improductifs non remboursés par la Sécurité sociale. Ni cynisme ni gâtisme dans cette âpreté nouvelle aux petits plaisirs de la vie. Mais quitte à en finir avec l’Histoire et son funèbre cortège, autant que ce soit le ventre plein et le sourire aux lèvres. Les Cassandre de la modernité, au piquet !
Ainsi, nul défaitisme pour les nouveaux croisés de l’Europe dans la soumission à l’american way of life mais une propédeutique au fédéralisme politique pacifique (la Californie et le Wyoming dans le même ensemble, pourquoi pas la Prusse et le Portugal) doublé d’un ensevelissement d’inexpiables fautes sous des montagnes de pellicules en technicolor : de quoi repartir bon pied bon œil et pour pas un rond, aux conditions du plan Marshall près… Mais enfin, ne faisons pas la fine bouche et reconnaissons qu’en son temps, cet échange de bons procédés permit aux pays européens de se reconstruire sans esprit de vengeance et aux États-Unis de sortir d’une crise économique commencée en 1929 : un véritable deal win-win à l’américaine. Qui dit mieux ? Et puis cette Europe-là, fumante sous les décombres, était encore celle des paradoxes qui fondent les unions les plus solides, promettant de réconcilier le patchwork germanique et l’universel français sous une bannière romaine subrepticement mariale : le brun protestant, vainqueur de la guerre sous les traits du GI Joe, s’y mêlait encore au bleu catholique du père de Gaulle, comme dans les toiles de l’infatigable Européen Rubens. L’ennemi communiste athée, en voie de glaciation, avait encore, en ce temps-là, la vertu de nous rappeler qui nous étions. Enfin, il y avait tout à reconstruire, des villes entières à rebâtir, d’autres à faire pousser ; au programme, manches retroussées, bras à l’ouvrage et optimisme à tout crin. Les Européens pris dans le système des objets et tout à leur étonnement de luxes nouveaux plébiscitèrent cette Europe qui se donnait tant de mal pour faire oublier celui qu’elle avait commis. Qui l’en aurait blâmée ? Le pardon par le travail et les œuvres, toute l’histoire de l’Europe égrène les noms de ces bâtisseurs qui furent souvent de grands pécheurs. Bref, entre la reconstruction et le rideau de fer, les hommes de bonne volonté, qui ne ressemblaient pas encore à de petits marquis bruxellois en bas de soie, n’eurent pas le temps de languir.
Mais déjà l’homo festivus, débusqué par Muray, perçait sous les cendres encore tièdes du grand cadavre soviétique. Le petit blanc occidental menaçait de sombrer dans la neurasthénie béate et satisfaite de celui qui a vaincu un tigre de papier. Lutte patiente et ingrate que celle qui oppose des chiffres têtus à des lettres rêveuses. Ses lendemains ne chantent pas. La guerre des étoiles n’aurait pas lieu, les feux d’artifice feraient une occupation comme une autre pour soigner les populaces en mal de manichéisme. Le XXIe siècle serait unanimiste ou ne serait pas, devait-on se dire à voix basse dans les cénacles où se mitonnait, au mitan des années 1980, la soupe froide et fade de la pensée unique. Le cercle de la raison délimiterait désormais le pré carré idéologique d’une petite bande de fonctionnaires autoproclamés génies des Carpates. Avec de tels parrains, élevés en batterie et promus en France par un esprit florentin à l’âme sicilienne, la fête promettait d’être belle et moutonnière à souhait. Elle dépassa les attentes, selon l’expression consacrée des marchés financiers ! Et sans trop d’effort de surcroît : le chantage au matérialisme le plus primaire se révéla à l’usage une drogue dure particulièrement efficace pour calmer les aspirations aux suppléments d’âme. Délices d’une décomposition des oppositions archaïques menée tambours battants par des baby-boomers arrivés à l’âge adulte et qui troquèrent sans barguigner leurs blousons noirs pour des costumes trois pièces. Les confettis oui, mais à condition qu’ils rapportent. S’envoyer en l’air, mais munis de golden parachutes. La parade était faite pour durer car sous couvert d’une déconstruction joyeuse orchestrée par d’incultes businessmen alliés pour la circonstance à d’ignares technocrates, on domestiquait et infantilisait à la baguette consumériste et sociétale des foules coupables cinquante ans plus tôt d’avoir porté au pouvoir un diable noir et chanté les louanges d’un monstre rouge. Et puis au final, le loft, c’était tout de même beaucoup plus soft que le camp ou le goulag : la rééducation, mais sans diminution de pouvoir d’achat. Quant aux possibles dégâts des nouveaux réseaux sociaux sur le cerveau de nos chères têtes blondes, on aurait bien le temps d’y penser, dès lors que les bons vieux réseaux d’anciens, rien moins que virtuels, eux, continuaient à fonctionner à plein régime. L’abrutissement des masses est un bon viatique pour le business qui, toujours, must go on. Pointer l’hypocrisie, le cynisme mais surtout les dangers de cette modernité triomphante emportée par cette petite élite en col blanc, c’était à coup sûr et au mieux passer pour un aigri rétif au changement, au pire pour un dangereux ennemi de la démocratie. Cela l’est encore au demeurant, mais de moins en moins à mesure que l’on devine les dangers qui s’attachent aux rancœurs accumulées par le détournement éhonté de cette belle idée de méritocratie. La dernière crise financière mondiale a fait tomber bien des masques et basculer les piédestaux.
En attendant, en douce, on bâtissait l’Europe. Loin des yeux, loin du vote. La Commission plutôt que le Parlement, le fonctionnaire plutôt que l’élu. Tant pis pour les peuples mélancoliques, par trop attachés à la glaise de leur enfance et décidément peu sensibles à la beauté abstraite de l’utopie européenne. Il faut dire que ces mauvais coucheurs s’obstinaient à rechigner contre la férule d’un économisme triomphant plus dogmatique que pragmatique. Allait-on casser le beau mécano théorique pour une poignée de ploucs se réclamant du bon sens et des traditions de leurs ancêtres ? Que nenni. On sonna la troupe des Verdurin des salons médiatiques, passés maîtres aujourd’hui comme hier dans l’art du dégommage des « ennuyeux » asociaux. La morgue du mondain, œuvrant pour la bonne cause et déconnecté du réel, ne connut pas de frein. Elle osa tout… En nous promettant le meilleur des mondes, elle culpabilisa le sceptique qui demandait des comptes et condamna au bûcher le naïf qui demandait de la chair. Cette nouvelle inquisition scella le divorce des peuples avec l’Europe. Les politiques, qui auraient dû se préoccuper des états d’âme des foules sentimentales, laissèrent la main à leur consiglieri, sans broncher. La statistique triompha donc, le jeune nord protestant s’imposant partout, inexorablement, au vieux sud catholique. Déjà, l’Europe de la moraline perdait le cœur des hommes en s’immisçant dans leur esprit à travers une propagande culpabilisante dénuée de souffle. En devenant un « machin » désincarné et de surcroît inefficace dans l’adversité, elle finit par lasser comme une belle femme qui n’a rien à offrir qu’une plastique un peu froide et hautaine. Pourtant l’Europe aurait pu devenir autre chose. Car si l’absence de peuple européen représentait un obstacle infranchissable à la constitution d’une « nation » européenne, malgré la vaine exhortation de Julien Benda dans le discours platonicien qu’il lui adressa en 1933 avec un certain sens du timing, rien n’empêchait la sainte famille, malgré ou grâce aux mille coutures de son unique tunique, d’en appeler aux fondements de sa civilisation pour affronter de nouveaux défis dont nul ne peut contester, plus encore aujourd’hui qu’hier, la réalité.
Mais de ce fiasco politico-sentimental, il serait injuste de n’incriminer, en reprenant les termes du révolutionnaire mondain Aragon, que les seuls « ours savants de la social-démocratie » ; ou avec le flegmatique conservateur Burke, de fustiger l’esprit des temps modernes : « L’âge de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais ». La prétention économiste à gouverner le monde sous une chape de plomb ne date pas d’hier ; elle n’est pas même anglaise ou allemande, mais italienne et française ! D’abord, en déclarant que la nature était écrite en langage mathématique, Galilée posait la première pierre d’une théocratie du chiffre, ouvrant la voie, dans des économies encore largement agricoles, à une croyance en une science économique exacte capable de maîtriser la richesse des nations plus sûrement que les caprices du ciel. Celle-ci perdure encore aujourd’hui, dure comme fer, malgré les innombrables démentis infligés par le réel. De leur côté, les physiocrates français ne pensaient-ils pas que l’« ordre naturel » de l’économie libérale – le fameux laisser-faire – bornait sainement l’absolutisme du Roi « Bien-Aimé », inaugurant ainsi l’idée que l’économie commandait et protégeait du politique 45 ? Toute ressemblance des émules de Quesnay avec les visiteurs du soir d’hier et d’aujourd’hui n’est pas fortuite… Alors certes, on l’a rabâché à satiété, les forts en thème, lestés de ces héritages et convertis à la courte vue d’une civilisation en pleine régression infantile, qui n’en pince plus que pour le hic et nunc et le carpe diem, se sont trompés de version européenne en la façonnant par l’économie plutôt que par la culture, dont ils étaient au demeurant et pour la plupart dépourvus. Cinquante ans d’abandon programmé de la paideia occidentale chrétienne et humaniste y avaient veillé. Mais la vérité oblige à leur trouver des circonstances atténuantes : ils se sont finalement laissés couler dans un moule préparé de longue date. Nos élites contemporaines, au nom de cet économisme dominateur teinté d’une arrogante fascination pour l’idéologie de la table rase propre au protestantisme nombriliste du « lâcher prise », devenant fou et essaimant partout, n’ont dès lors eu de cesse d’effacer derrière eux toutes les traces de la grande tradition spirituelle et intellectuelle européenne pour lui substituer, au nom du raisonnable et toute honte bue de leur idéal de partage dévoyé, un consumérisme plaisant mais creux.
Mais ne chargeons pas gratuitement, et donc inutilement, la barque. Chaque génération fait ce qu’elle peut. Ceux qui, avec le narrateur de la Recherche, ont franchi le paillasson de l’hôtel des Guermantes, savent que les élites toujours déçoivent avant de faillir. De la fine fleur de la noblesse française embourbée dans les plaines d’Azincourt à la grande bourgeoisie pliant sous Pétain, la règle du jeu de toute élite qui se respecte est de flancher un jour. Elles n’en demeurent pas moins indispensables pour faire tourner la boutique et conseiller les Princes 46, à défaut de Dieu ou d’un grand Législateur pour les guider. La dernière en date, malgré son plantage européen et le retour d’un populisme nationaliste inquiétant, aura au moins eu le mérite de nous débarrasser de l’intoxication marxiste. Et la lutte contre une illusion n’est jamais un combat facile, Aron, Furet et d’autres en savent quelque chose. Elle y a perdu son âme et son inspiration à force de sérieux, mais elle aura mérité de la patrie occidentale en nous débarrassant d’une idéologie mortifère. Mais désormais, le kaléidoscope social, bloqué sur les mêmes depuis trop longtemps, doit tourner. La soporifique ambition de rassembler deux Européens sur trois au sein d’un macronland anonyme a déjà fait long feu et ne motive même plus le quarteron de technocrates exténués et amers d’avoir prêché dans le désert un credo libéral honorable mais un peu court pour remuer les cœurs. Cette veine politique-là est tarie et ne réveillera pas les peuples qui, pas plus que les individus, n’échappent au blues angoissé qui découle de l’absence de perspectives. Or le temps presse car les foules à l’« esprit gémissant en proie aux longs ennuis » constituent des proies faciles pour les chasseurs de passions tristes. L’acédie guette et rend bête ; l’éparpillement oisif et le désœuvrement, chez Laclos comme chez Proust, rend méchant et prépare les grands drames. Déjà les esprits divertis de l’essentiel depuis des décennies s’irritent en débats stériles sur la lutte des genres après celle des classes, réminiscences d’antiques débats sur le sexe des anges d’un empire byzantin à la veille de sombrer. On annonce des parousies au parfum d’apocalypses à base d’intelligence artificielle et autre transhumanisme barbare, attrape-gogos destinés à terroriser l’humanité pour qu’elle se tienne tranquille, prise dans les phares d’un progrès technique enthousiasmant mais dont les conséquences morales lui échappent, faute d’ancrage dans le ciel. Pourquoi donc augmenter l’humanité quand l’urgence serait plutôt de la restaurer ? De toute façon, l’humanité ne se tiendra pas tranquille et les clowns, qu’elle se choisit aujourd’hui pour la représenter, sonnent sans doute le dernier avertissement avant les choses sérieuses.
L’économie remplit l’assiette mais ne fait pas la tablée riante et chantante. À l’avoir oublié, les crânes d’œufs, qui nous débarrassèrent des idées tordues des skinheads rouges et bruns, nous ont perdus en route. À vouloir écrire l’Europe en équations mathématiques et la gérer comme une administration de contraintes, on a fini par la vider de son sang. Colbert ne va pas sans Lully et Molière, les grands rois savaient cela. Rien n’est perdu car à se comparer, on se rassure ; la vie d’un Européen, pour un peu de temps encore, demeurera plus douce et intense que celle d’un Américain, d’un Chinois, d’un Indien ou d’un Russe. L’Europe comme civilisation, la chrétienne comme la galante, dispose encore dans ses racines d’une sagesse et d’une spiritualité dont le monde a besoin pour ne pas s’abîmer dans la pesanteur sans la grâce. Une élite nouvelle doit prendre la relève et chasser du temple les clowns vulgaires et autres Paul Arnheim 47 contemporains qui partout battent l’estrade, renouant avec le meilleur de l’Europe des cloîtres et des salons. Réfléchie, curieuse, cultivée, brillante, entreprenante, accueillante, elle seule nous rendra un rire de qualité, celui provoqué par l’espérance d’une poignée de nations qui ne craint plus ses vieux démons et fait de ses différences une force face aux poussées totalitaires de l’unanimisme béat.
45. Jean-Yves Pranchère, L’autorité contre les Lumières : la philosophie de Joseph de Maistre, 2004, Droz.
46. Robert Damien, Le conseiller du Prince de Machiavel à nos jours, 2003, Puf.
47. Personnage du roman L’Homme sans qualités de Robert Musil, incarnant le Grand-écrivain en quête de « réconciliation entre l’âme et les affaires ».