Le 14 mai 2017, à 10h02 pour être précis, au moment même où les pneus de la voiture du nouveau président crissaient sur le gravier clair de la cour de l’Élysée, pour le déposer au seuil du long tapis rouge déroulé, la porte-parole du mouvement « En Marche », Laurence Haïm, tweetait l’adresse de la boutique où il avait acheté son costume ainsi que le prix de ce dernier, bien modique à vrai dire, au regard des tarifs parisiens. Quelques minutes auparavant, la même avait indiqué dans un autre tweet la marque du tailleur bleu ciel que portait en ce grand jour la première dame, pour mieux souligner qu’on le lui avait prêté.
Maladroite introduction du défilé de mode dans le théâtre présidentiel ? Indélicate promotion de marques privées, un jour de sacre républicain ? Ces tweets soulevèrent bien quelques grognements épars, mais point de réelle polémique, car chacun en comprit le sens, après une campagne électorale où le prix exorbitant de costumes sur mesure, offerts à un autre candidat, avait choqué la France entière. Pourquoi ne pas se payer soi-même ses costumes, comme tout le monde ? Pourquoi des costumes si chers, surtout quand le généreux donateur se révèle un vieil avocat de la Françafrique, dont les circuits obscurs alimentent la chronique depuis les débuts de la Ve République ? Ex-favori de l’élection, François Fillon avait traîné cette histoire tout au long de la campagne, jusqu’aux lazzis ajoutés sur ses affiches officielles. Et beaucoup avaient vu dans cette révélation assassine d’un journal, le coup de grâce porté au candidat issu de la primaire de la droite et du centre, alors qu’il se relevait à peine des révélations successives du Canard Enchaîné sur l’emploi présumé fictif de son épouse, par ses soins parlementaires.
Exigence de transparence, telle était donc la raison de cette inédite publicité vestimentaire : en ce jour de sacre du 14 mai, il fallait prévenir les questions et le soupçon. « Le mandat qu’ils me confient leur donne le droit d’une exigence absolue », avait dit des Français le Président dans son discours d’investiture. La transparence entrait-elle enfin à l’Élysée en même temps qu’une nouvelle génération et un nouveau style ?
À vrai dire non, puisqu’elle y était déjà. François Hollande n’avait juré que par l’exemplarité et avait même créé une Haute Autorité pour la Transparence de la vie politique, ainsi qu’un Parquet national financier. Alors que s’était-il passé ?
Les « affaires » ponctuent notre vie politique depuis la fin des années 1980, sang contaminé et financement du parti socialiste, si l’on doit dater. Et pourtant le sentiment d’une rupture, du moins d’une transformation démocratique profonde, domine, après une campagne pour la première fois écrasée par les affaires. Celle de François Fillon en effet, avec ses nombreux épisodes, constitua le premier sujet de conversation des Français tout au long de cette période, si l’on en croit les études d’opinion réalisées chaque jour par l’IFOP, du début février jusqu’au premier tour de la présidentielle.
L’exigence de transparence remet en cause le pouvoir temporel (politique plus encore qu’économique) et devient le moyen principal, le plus exigeant, de sélection des dirigeants politiques. La campagne présidentielle en a été la démonstration déroutante, puisque ce fut la première fois qu’un candidat favori était accusé puis mis en examen à trois mois seulement du premier tour, en plein cœur du grand rite politique français. Mais un tel « événement », dont il est difficile de contester qu’il a pesé sur la campagne sinon sur le résultat, apparaît avec un peu de recul comme l’aboutissement presque inéluctable des transformations silencieuses de notre démocratie : les « affaires » et autres scandales ne sont plus des exceptions, mais des régularités significatives d’un changement des rapports entre les pouvoirs et de leur hiérarchie. La transparence est devenue l’idéologie démocratique par excellence, la doctrine de la Foi de l’Église médiatique, qui a ses fondements technologiques et ses ordres de moines-soldats. Et le pouvoir temporel doit se soumettre à ce pouvoir spirituel et à ses règles pour rester un peu légitime, à défaut de toujours garder son autorité.
La direction du « droit de regard »
Mais qu’est-ce donc exactement que la transparence, ce mot d’usage si courant qu’il semble aussi obligé en politique que dans la vie économique et financière, où la certification des comptes vaut transparence ?
L’injonction scande autant les éditoriaux que les réunions professionnelles et les recommandations des consultants – quand elle ne les fait pas frémir, car elle est désormais une obligation de la « communication de crise » et « crise » il y a souvent, sinon tout le temps. « Jouer la transparence », c’est attester de sa bonne foi, dans un univers de soupçon ou de « défiance ». La transparence, pour parer au soupçon de l’intérêt caché, à notre détriment. Jouer la transparence, c’est jouer cartes sur table, ne rien avoir à dissimuler.
Ce mot parmi les plus usuels aujourd’hui, et des plus décisifs, on n’en trouve pourtant pas d’occurrence dans notre dictionnaire de la philosophie politique. Ni d’ailleurs d’un de ses antonymes souvent dénoncé, le secret. On ne parvient au sujet (mais non au mot) qu’avec le concept de « Raison d’État », né au xvie siècle, qui signifie que l’État a ses raisons que le peuple doit ignorer. C’est dire s’il y a peu de corpus théorique de la transparence, du moins dans le domaine politique. Faudrait-il chercher du côté de la philosophie des affaires ou des marchés financiers, ou de leurs pratiques codifiées ?
Le bon vieux Larousse est plus à jour. Transparent : « dont les raisons ou le sens sont faciles à deviner » ; « qui a un fonctionnement clair qu’on ne cherche pas à dissimuler à l’opinion ». Et puis cette définition seconde (mais définitive ?) de notre substantif fétiche : « parfaite accessibilité de l’information dans les domaines qui regardent l’opinion publique ». Parfaite accessibilité ?
La transparence s’opposerait donc à la dissimulation de ce qui regarde « l’opinion publique », et qu’on lui a longtemps caché au nom de la Raison ou du secret d’État. L’opinion, cette mystérieuse entité qui fonde nos régimes politiques depuis qu’elle a fait vaciller l’Ancien Régime, plus encore que le suffrage universel, venu plus tard. S’agit-il de l’opinion qui peut s’exprimer publiquement, sens originel du mot, notamment par voie de presse, ou bien de celle que l’on mesure aujourd’hui par la technique des sondages ? Et qui délimite les domaines évoqués ? Y-a-t-il des secrets d’État nécessaires et légitimes, une intimité admise ? À lire cette définition, ce droit de regard est sans limites a priori, l’opinion semble les produire de façon spontanée, selon une logique qui lui serait propre. Et son prolongement serait l’obligation pour les autorités de rendre accessible, de la façon la plus parfaite, donc complète, l’information à laquelle l’opinion a droit.
Les Échos du 3 juin dernier nous apprennent ainsi que la vénérable banque d’Angleterre a publié sur son site les notes de frais de son gouverneur et a « tenu une conférence de presse pour éclairer certains points ». Quels points ? « Pour qui le gouverneur a-t-il acheté un yaourt grec au salon VIP d’Heathrow le 21 janvier ? Ou les deux portions étaient-elles pour lui ? » Ce jour-là en effet, le gouverneur avait acheté deux yaourts grecs et non pas un… Qui pouvait bien être son invité ? À moins que le gouverneur ait souffert d’une fringale particulière ou d’un goût addictif pour le yaourt grec.
Dès lors qu’il s’agit d’argent public, tout doit être justifiable et justifié, yaourts grecs compris. Tout est susceptible d’être publié sur le Web car tout argent public peut avoir été détourné pour un usage privé ou secret, dans un intérêt personnel ou politique. C’est une logique infinie du soupçon, puisque c’est notre argent. Nous autres sommes créanciers sinon actionnaires des pouvoirs publics, nous avons donc un droit de regard sur tout ce que vous en faites et il faudrait voir à réduire vos coûts de fonctionnement... « Celui qui paie est celui qui commande », n’est-ce pas ? Dès lors nos relations – impôts, services, prestations, deviennent économiques plutôt que citoyennes. De victime à coupable, aussi, ou de « trompé » à soupçonné d’être fautif, dans ses moindres faits et gestes. Dialectique du maitre et de l’esclave ?
Auguste Comte a défini le pouvoir temporel comme celui qui détermine ou empêche les comportements, par la force ou l’incitation, notamment à la richesse. Quant au pouvoir spirituel, sa « destination est le gouvernement de l’opinion », les deux pouvoirs « concourant au maintien de l’ordre social ». Qui gouverne l’opinion, de nos jours, afin de la diriger vers ce qui la regarde ? Comte ne voyait pas sans inquiétude le pouvoir spirituel du journalisme succéder à celui de l’Église, à la place de celui de l’Éducation qu’il appelait de ses vœux. Dans le prolongement de cette réflexion comtienne, Régis Debray, en particulier dans L’emprise (1999), montrait que tout pouvoir spirituel est lié à l’idée capitale d’une époque, et qu’il regroupe « les fonctionnaires du sacré social ». Le nôtre, ce sont les droits de l’homme qui, à défaut d’être une politique, sont bien notre religion civile. Et nos fonctionnaires, après le clerc et l’intellectuel, sont les journalistes. C’est ainsi que le pouvoir médiatique devient le pouvoir ecclésiastique d’aujourd’hui, celui qui « ne contraint pas, mais conditionne ».
Dans cette définition d’un droit de regard presque infini, l’impasse est faite sur la boîte noire de la transparence, si l’on ose dire : les technologies et les institutions qui vont lui permettre d’être notre idéologie démocratique, celle du pouvoir spirituel de notre époque, idéologie et pouvoir auxquels il est si difficile de s’opposer, puisqu’ils vont de soi, sans avoir besoin d’être explicités ni formalisés – c’est une définition possible du consensus.
L’individu en gros plan
Une demande de transparence de cette sorte ne naît pas en effet par génération spontanée : elle a ses conditions techniques de possibilité qui lui ont donné la force de l’évidence. La transparence est la fille, légitime ou pas, de la civilisation de la visibilité, c’est-à-dire de la vidéo puis du numérique, ou si l’on veut encore, du gros plan et de l’expression immédiate, qui se focalise sur la personne et relègue au second plan la fonction et son autorité.
La transparence est fille de la proximité, de la proximité-pour-la-télé, de la proximité qu’induit la télé. Ce que la médiologie a appelé la « présence réelle » : présence immédiate, en direct ou dans les conditions du direct, et qui vaut réalité. Sourire et poignées de mains, blagues au besoin, devant l’électeur qui fait son marché comme devant la caméra qui interviewe : voilà un élu que l’on peut juger sur pièces. Son corps, son fameux « langage non verbal », autant que les intonations de sa voix, peuvent trahir le mensonge ou l’incohérence, sinon le mystère. Il en va de même du dirigeant venu s’expliquer sur le plateau d’un 20 h., que l’on scrute, dans son duel avec le présentateur. Sincérité des gestes et attitudes, rapportée aux jolis mots. « Questions à domicile », cette émission politique d’il y a vingt-cinq ans, apparait comme prémonitoire du triomphe de la vérité du domicile, c’est-à-dire de l’intime, comme preuve de la sincérité : plus on connaîtra l’individu politique, plus nous approcherons de son authenticité et moins nous serons bernés. Et justement, n’est-elle pas trop préparée, trop feinte et jouée, cette proximité ? Plus l’autorité est exposée, plus elle est menacée.
Le gros plan de la télévision ou de la vidéo est bien sûr incontournable, comme jadis la tribune de l’assemblée ou celle du journal, puisque le moyen le plus efficace et le plus rapide de s’adresser à ceux qui vous éliront – ou pas. Il humanise mais donc désinstitutionnalise. Ce n’est plus une fonction incarnée que l’on a en face de soi, avec ses oripeaux, discours préparé, lu ou récité, mais une personne de chair et d’os, comme nous, qui engage une conversation et plus celle-ci sera naturelle, meilleure elle sera. « L’autorité ne va pas sans prestige, et le prestige sans distance », selon le mot gaullien canonique. Avec la proximité, la distance s’amenuise et le prestige diminue d’autant. On pourrait ainsi distinguer le politique en majesté, De Gaulle et encore Pompidou, qui théâtralisent leurs interventions à la télévision, notamment lors des conférences de presse ; le politique en séduction, Giscard et Mitterrand, qui s’expose à la proximité mais parvient à conserver ses distances ; puis le Politique de proximité, descendu du piédestal, sous vidéo surveillance, dont l’autorité va en s’amenuisant. Car la proximité télévisuelle porte en elle le soupçon du mensonge ou de la tartufferie. Vous manifestez que vous êtes d’abord une personne, avant d’être une fonction ou des idées, cela ne peut qu’exciter notre curiosité – ou notre envie. Votre charisme ou votre aisance ne seraient-ils pas une imposture et votre supériorité résiduelle, qui vous fait passer dans le poste, la dissimulation d’un bateleur peu scrupuleux ? Soit vous n’êtes pas celui que vous prétendez, et vous êtes un Tartuffe, soit vous l’êtes vraiment, mais alors vous êtes aussi « normal » que nous, et n’avez donc guère de titre à nous diriger. Tel est le piège de la vidéo, dont il n’est pas facile de sortir.
Il y en a un autre, celui du numérique, qui démultiplie le premier. Mille fois a été souligné l’affaissement des frontières entre le public et le privé, le professionnel et le personnel, la vie sociale et l’intime, que porte en elle l’expression numérique. L’incitation à s’exprimer, pour obtenir likes et retweets, ces caresses de l’amour propre, peut aller jusqu’à l’ivresse, celle qui vous fait tout mélanger ou bien déraper. Se perdre pour un (plus ou moins) bon mot n’a jamais été si facile.
Avez-vous une identité digitale ? Êtes-vous présent sur les réseaux sociaux ? Non ? Alors, vous êtes de l’Ancien Monde, mon vieux. Vous y êtes ? Voyons ce que vous dites et qui vous êtes vraiment, que vous pourriez chercher à nous dissimuler… Vous aurez bien commis une imprudence qui trahira vos préférences, politiques, religieuses, sexuelles. Ou bien vos phobies, votre irrévérence, votre manque de loyauté ou de discrétion. Injonction paradoxale du digital qui fait des caractéristiques privées des qualités ou défauts publics et qui rejoint ainsi le piège de la vidéo. On attend avec impatience des coaches de vie digitale. Voilà le politique jaugé à l’aune de sa biographie personnelle autant que politique et de ses traces numériques. Comme un candidat à un entretien d’embauche – il y eut d’ailleurs, pendant la présidentielle, une émission d’interview qui s’appelait ainsi, sur une chaine d’info continue…
Si vous n’êtes ni à l’écran ni sur le réseau, vous n’êtes pas visible. La lutte pour la visibilité, c’est une façon, des plus indispensables aujourd’hui, d’échapper à l’obscurité. Mais la reconnaissance de la visibilité a pour contrepartie la possibilité de l’enquête, sous la forme d’une simple requête Google. Pour être visible en haut du cocotier, soyez exemplaire, sinon les jaloux se chargeront de vous. D’autant que depuis des lustres, il était entendu que « seuls les écrits restent », alors que l’oral s’envole et s’oublie. C’est désormais l’image-son qui demeure pour l’éternité numérique, téléchargeable et googelisable à merci, partageable à tout instant, alors que l’écrit s’efface, voué à la critique rongeuse des souris. Et s’il ne s’oublie pas, il n’en restera qu’une phrase ou quelques mots, sortis de leur contexte, de leur paragraphe ou de leur page, sous forme d’un son ou bien d’un visuel. La mémoire numérique, la numérisation du monde sont de formidables détecteurs de mensonge et d’incohérences, mais aussi de remontée douteuse. La publication par le Washington Post, à quelques semaines à peine du scrutin américain, d’une vidéo vieille de dix ans, enregistrée à son insu, où Donald Trump conversait de façon fort peu élégante de son rapport aux femmes, fut sans doute aux yeux de ses adversaires, l’arme fatale qui devait ruiner ses chances… Dix ans après, une discussion privée, de « vestiaires », devient un argument public dans la plus grande élection du monde occidental.
La vidéo et le numérique induisent l’individualisation des autorités et la dé-symbolisation des fonctions et des institutions. Ces médiums sont un message, celui de la (con)fusion de la personne privée et publique, la première valant réalité et sincérité, gage de la seconde. Des deux corps du Roi de Kantorowicz, celui de chair et d’os, de voix et de corps, prime sur l’autre, le corps symbolique. « Il n’y a pas de Charles », écrivait Malraux à propos de De Gaulle. Celui-ci habitait toujours son mythe, son personnage, dont il parle à la troisième personne dans ses Mémoires de guerre. Il y a désormais des Nicolas, François et Emmanuel, c’est à dire des individus qui brouillent l’incarnation symbolique de la fonction. Et quoi de plus vulnérable et mortel, qu’un individu « normal » de qui on exigera d’autant plus facilement des comptes ?
En 2014, le corps de l’individu François a ainsi été photographié par un paparazzi, casque sur la tête, assis sur un deux roues, rue du Cirque, où il rejoignait sa belle. Le ridicule ne tue pas l’individu, mais la fonction et l’incarnation. L’individu transparait au travers du chef, et François avait transpiré au travers de Hollande. La photo fit le tour de France (et d’ailleurs), par magazine people et réseaux sociaux interposés. On rit dans les chaumières, mais on fut aussi gêné – c’était grande pitié au Royaume de France. Peu s’indignèrent de la violation pourtant patente de la vie privée et l’accusation se retourna plutôt contre la légèreté présidentielle. Que notre édile suprême passe du bon temps au lieu de s’occuper de nos problèmes, voilà qui était peu admissible. Bien sûr, les sondages indiquèrent que jamais, ô grand jamais, de telles révélations n’influeraient sur l’opinion que l’on se faisait du Président. Mais était-il encore président après cet épisode qui succédait lui-même à l’affaire dite « Léonarda », autre piège de l’image-son immédiate ?
Des Capétiens à De Gaulle, une certaine majesté du pouvoir en France allait de pair avec un État qui y avait construit puis tenu la Nation. Prestige, privilèges et secrets étaient les attributs du trône et le corps du chef se devait de représenter le pays, le misérable individu de chair et d’os qu’il était par ailleurs restant en retrait. La vidéosphère numérique renverse la hiérarchie, et ouvre la voie au droit de regard sur la personne singulière, comme gage de la sincérité et du désintéressement de l’institution ou de la fonction.
Vos vices ou vertus privés seront vos vices ou vertus publics.
Le journalisme d’initiative
D’institutions justement, la transparence galopante devait s’en doter. Parce qu’une idéologie est bien autre chose qu’un plus ou moins sympathique courant d’idées, qu’elle est motrice et agissante, il lui faut des acteurs institués, porte-parole et exécutants qui la mettent en pratique dans la durée.
Il y a des associations bien sûr. En premier lieu Transparency* international (qui a des « sections » par pays, comme l’internationale socialiste…) ou bien Anticor. Leur combat est la lutte contre la corruption, en particulier contre les conflits d’intérêts, à fort juste titre. Les candidats à la présidentielle ont remis leur copie à la première d’entre elles, pour montrer leur détermination dans ce domaine, et Transparency les a publiées et commentées sur son site. Anticor fait aussi figure de référence, et ses propositions furent souvent citées pendant la campagne, au chapitre de la « moralisation de la vie politique » – chapitre du programme forcément rehaussé quand le poids des « affaires » se fait pressant. Voilà des acteurs de la « société civile » qu’il est difficile sinon impossible d’ignorer : une condamnation de leur part aurait du poids. Mais leur pouvoir n’est encore que d’influence intellectuelle. Ce sont des théologiens du culte, pas les grands prêtres.
Les institutions les plus puissantes de la transparence, celles qui ont un pouvoir de conditionnement de l’opinion, sont un groupe de médias, au périmètre variable mais dont le noyau dur a construit sur la durée une crédibilité – crédibilité des affaires révélées. Elles détiennent un pouvoir de déclenchement du pouvoir temporel, à travers son bras judiciaire, lequel s’est aussi transformé sous son influence, ou plutôt ses coups de boutoir en forme de bulles d’excommunication. Pour le dire plus trivialement, les « affaires » qui rythment notre vie publique et envahissent notre esprit public, viennent le plus souvent de ces quelques médias.
Rien d’occulte ni de mystérieux dans ce noyau radioactif, constitué par le Canard Enchaîné et Mediapart, mais auxquels il faut adjoindre désormais, qu’ils nous pardonnent, le magazine people Closer. Peuvent aussi s’y agréger selon les moments d’autres titres de presse, papier ou en ligne, à commencer par Le Monde. Les deux premiers appartiennent à la grande tradition de la presse écrite ; le troisième à ce qu’il faudrait appeler la presse imagée, la presse people, aujourd’hui la plus lue, ou plutôt la plus regardée, sur papier et sur le Web.
La comparaison du célèbre palmipède et de Mediapart est instructive. Les deux produisent des contenus d’informations exclusifs, avec un recours des plus limités aux dépêches d’agence – voilà de l’écrit maison. Aucun ne fait appel à la publicité, gage d’indépendance, et leurs revenus ne reposent donc que sur leurs lecteurs assidus. Des lecteurs, ils en ont beaucoup d’ailleurs, bien que leur « modèle économique » apparaisse à rebours de celui d’une presse en peau de chagrin : ces deux titres sont parmi les plus florissants d’une presse écrite malmenée en vidéosphère, en particulier en France. Au moment où le temps de lecture se réduit, deux titres de l’écrit dont les abonnements et lectorats augmentent, cela mérite d’être relevé ! Ce n’est sans doute pas sans lien avec le fait que Le Canard Enchainé et Mediapart ont été à l’origine des « affaires » les plus importantes des deux quinquennats écoulés, et même du quinquennat qui commence, puisque c’est Le Canard Enchaîné qui a « sorti » l’affaire Ferrand.
Mais là s’arrête la comparaison. L’un est tout papier – Le Canard – se contentant via son compte Twitter de montrer le mardi soir sa Une et de révéler une ou deux exclusivités, sans les développer. L’autre, Mediapart, est tout numérique, n’existant et ne vivant que du numérique, par abonnement – site et application, avec une forte présence sur les réseaux sociaux.
Le ton aussi est très différent. Le Canard Enchaîné a derrière lui un siècle d’irrévérence « à la française ». Mediapart, quant à lui, est bien plus analytique et son propos est souvent politique, sans être partisan : il ne s’agit pas de moquer, mais de démonter, et pas seulement les illégalités ou les manquements à l’éthique, mais les rapports de force politiques, économiques et sociaux, et même diplomatiques ou médiatiques. On fait long et sérieux chez l’un, court et drôle chez l’autre. Dans cette différence se reconnaît le schisme entre l’Église médiatique du monde d’avant, celui des médias installés, accrédités, grands journaux, anciennes chaînes et stations de l’audiovisuel, et celui d’aujourd’hui, né de l’explosion numérique. Si la page 3 du Canard est redoutée, là où sont publiées les révélations, sa page 2 est lue chaque mardi soir par les professionnels de la profession, qu’ils alimentent souvent d’ailleurs : ici se trouve le véritable cours de la Bourse des valeurs politiques, en écho direct des palais nationaux. Rien de tel chez Mediapart qui, comme l’univers numérique, s’est construit contre le journalisme de connivence, ces « Indulgences » du vieil Évêché médiatique français.
Pourquoi diable ajouter Closer à ce duo, l’ancien et le moderne ? Parce que ce magazine people s’est seul permis de faire d’un président de la République un people comme un autre. La déflagration produite par la publication des photos de François Hollande en janvier 2014, que l’on a évoquée – sans parler de ses effets en chaîne, séparation médiatisée, publication par son ex-compagne en septembre d’un best-seller (Merci pour ce moment) –, cette déflagration politique et symbolique est sans précédent. Depuis, l’ombre Closer plane sur le monde politique, en particulier sur ceux qui gouvernent. À intervalles réguliers, Paris bruisse d’une publication imminente qui ruinerait des personnalités de premier plan – bruits pas souvent suivis d’effets. La vie privée des gouvernants, clandestine bien entendu, est devenue une nouvelle arme potentielle des institutions de la transparence et c’est cela qui est significatif. Longtemps la décence et la civilité françaises – l’hypocrisie, disent certains – ont préservé le secret des alcôves de nos dirigeants. Désormais, on peut avoir le droit de savoir, si Closer en décide : des happy few savent, donc tout le monde doit savoir, tel est l’argument démocratique avancé, car nous devons tous être égaux devant l’information. Et cette peopolisation déteint sur le traitement de la politique : combien de journalistes politiques, écrivent désormais des récits ou biographies qui empruntent autant au registre du people qu’à celui de l’analyse ?
Dans la campagne « sans pareille » que nous avons vécue, mais qui est un commencement plutôt qu’une exception, on a vu le candidat devenu favori, Emmanuel Macron, devoir démentir la rumeur d’une supposée double-vie. Il le fit de façon impromptue et avec humour, lors d’une réunion de ses partisans, quand son équipe constata que les requêtes Google sur ce sujet augmentaient dangereusement. La rumeur insistante s’éteignit d’ailleurs aussitôt. Ici, pas besoin de magazine people à la manœuvre, pas d’images et pour cause, mais la bonne vieille traînée de poudre de la rumeur, amplifiée par la viralité numérique. La vie privée, quand bien même elle n’a aucun rapport avec les engagements publics, est devenue un sujet légitime de questionnement, pendant une campagne électorale. Là est un autre engrenage de la transparence, moins souligné que celui provoqué par l’affaire Fillon, et pourtant aussi significatif. Car cette rumeur n’avait aucun lien avec le projet et le comportement public du candidat ni avec son usage de l’argent public. Une supposée double-vie valait en fait preuve de double discours. La vérité intime était un indice probant du mensonge politique du candidat. Cet épisode découlait en droite ligne du tabou rompu par Closer avec le précédent chef de l’État – lui-même peut être héritier de l’affaire DSK.
Reste le procès qui est fait à ce journalisme d’être un journalisme de boîte à lettres (de dénonciation), au gré des manipulations des adversaires politiques ou personnels, voire judiciaires, des personnes mises en cause. On lira avec profit l’entretien avec Fabrice Arfi, de Mediapart, qui témoigne et contre-argumente, au nom du professionnalisme et de la déontologie de ce journalisme. Notons néanmoins que le secret des sources est devenu un droit supérieur au secret de l’enquête judiciaire et change le sens même de présomption d’innocence.
Le débat n’est bien sûr pas clos, mais là n’est peut-être pas le pouvoir le plus redoutable de ces enquêtes journalistiques : le plus efficace est le conditionnement de la vidéosphère numérique, couplé à la mise en mouvement judiciaire. Car si ce « journalisme d’initiative » selon l’expression d’Edwy Plenel, est affaire d’écrit, il déclenche la machine à image-son de notre vidéosphère autant que la viralité propre au numérique, et il constitue de ce fait une mise en récit très redoutable de la vie publique.
Pouvoirs de conditionnement
La justice ouvre désormais des enquêtes après publications et on dirait que le Parquet national financier (PNF) a été créé pour cela. C’est vrai dans l’Affaire Fillon avec l’auto-saisine très rapide du PNF après les premières révélations du Canard Enchaîné. C’est vrai aussi dans l’affaire Ferrand, où le parquet de Brest a fini par ouvrir une enquête préliminaire, quand des articles du Monde ont succédé à ceux du Canard Enchaîné. L’article de révélations vaut dépôt de plainte morale, au nom de la société outrée, auquel le parquet donnera suite ou pas, mais sur lequel pèsera une pression d’autant plus forte que « l’affaire fera du bruit ». La pression médiatique remplacerait-elle la pression politique dans les affaires sensibles ? La grande célérité du Pnf, à propos de François Fillon, a constitué un précédent auquel chacun se réfère désormais. « Les choses ne vont pas forcément bien quand la presse devient juge », a déclaré le nouveau président. En tout cas, les juges agissent de facto sur requête de la presse et l’interdiction des instructions du garde des Sceaux dans les dossiers individuels – autrement dit dans les « affaires » sensibles – est désormais inscrit dans la loi (2013).
Ce premier pouvoir de conditionnement est essentiel, non seulement parce qu’il
actionne l’autorité judiciaire, mais parce qu’il peut conduire à la démission du gouvernant mis en cause, avant tout jugement. La règle s’était imposée que la mise en examen valait démission, pour « mieux assurer sa défense » et ne pas gêner l’action du gouvernement ou les chances de son parti. Ce qui revient à une pré-condamnation avec sanction immédiate. Notons que désormais, comme l’a montré la constitution du gouvernement après les législatives, la simple ouverture d’une enquête préliminaire, avant même toute mise en examen, peut entraîner la même sanction, pour les mêmes motifs. Nouvelle « jurisprudence » de la transparence ?
Ce processus juridico-politique serait moins mécanique, si ce journalisme d’initiative n’en mettait pas en branle un deuxième, concomitant, certes lui échappant en bonne partie, mais décisif : le déclenchement de la « machine à buzz », aussi appelé « lynchage médiatique », par la vidéosphère numérique. La mise en cause journalistique d’un gouvernant, ou bien d’un candidat, produit en effet trois conséquences consécutives.
Tout d’abord, son partage sur les réseaux sociaux, grâce à la forte viralité d’une mise en cause de cette nature, dans un système qui justement fonctionne à la viralité. Avec reprises et commentaires sous la seule forme du raccourci, souvent sans lecture de l’enquête elle-même. L’odeur du sang, celle d’une chute potentielle, peut-être prochaine, attire le public des réseaux sociaux comme une corrida.
Très rapidement ensuite, et pour tenter de stopper cette machine infernale, vient la défense audiovisuelle de l’accusé – au 20 h., sur une radio ou une chaîne d’info - et ce sont ici les images sons de l’accusé qui vont être soumis au détecteur de mensonge. On jaugera l’attitude et le ton autant que les arguments, lesquels seront fact-checkés dans les deux heures qui suivent, ce qui relancera ou pas l’épidémie numérique. L’accusé fait face à un procès télévisé, dont Bruno Patino souligne qu’elle reproduit la procédure accusatoire de notre système judiciaire, mais avec un jury populaire numérique qui ne délibère pas, mais plutôt éructe son indignation.
On le voit : la vidéosphère numérique singe la procédure judiciaire française, par une procédure accusatoire médiatique, dont on peut dire qu’elle en accentue tous les défauts. Au bout de cette logique, la présomption d’innocence juridique est renversée en présomption de culpabilité médiatique et la charge de la preuve est bien à la charge de l’accusé.
L’Église médiatique, garante morale de nos droits et de notre argent, appuyée sur le bras du judiciaire, signifie ainsi au politique sa condition mortelle et désormais subordonnée.
Dernier effet de cet engrenage : la transformation de la vie publique en série
policière ou judiciaire. Une « affaire », c’est un récit à personnages multiples et complexes et bien sûr à rebondissements. Notre campagne présidentielle a été une série télévisée mâtinée de télé-réalité (les débats d’avant premier tour), dont le « House of Cards sarthois » de Monsieur Fillon a été le principal mais non le seul épisode. Cette mise en récit d’une campagne ou de la vie politique est d’une redoutable efficacité d’audience, bien supérieur à celle de l’introuvable « débat de fond ». Notre présidentielle a donc muté en série américaine, mais avec à la clef une transformation décisive et peut-être sans retour : on ne cherche plus seulement ou principalement à départager les candidats sur leurs programmes ou visions, ni à évaluer leur crédibilité ou capacités politiques ; on veut les sélectionner en fonction de leur honnêteté supposée.
Le devenir-série de notre vie démocratique est d’une emprise redoutable. Nous applaudissons et nous moquons avec délice, ravis du spectacle de la chute programmée. Non seulement nous acceptons d’avance mais nous souhaitons obscurément qu’à coup d’exclus, le scénario soit bouleversé. D’ailleurs, nous attendons avec une impatience de téléspectateurs émoustillés qu’une affaire de sexe ou d’argent sorte sur un autre, le prochain sur la liste, jusqu’à épuisement démocratique.
D’où ces questions dérangeantes : le président est-il élu par nous citoyens, après débat, ou bien par sélection médiatique, après déballage, sous le regard d’un citoyen transformé en victime ravie des turpitudes des Grands ? Et l’élu, comme le gouvernant durable, ne serait-il pas celui qui résiste le mieux à notre détecteur de mensonge démocratique ? Enfin cette jouissance promise de (télé)spectateurs n’est-elle pas une récompense factice, en échange de notre abdication de citoyens ? La vie publique semble devenue un concours de vertus outragées, entrecoupée de polémiques sur des « dérapages ». Mais l’intérêt public en devient opaque : quels choix politiques ou idéologiques véritables effectuons-nous ?
Vertu démocratique, vice républicain
Le combat est quasi-hebdomadaire entre toutes les autorités instituées et la machinerie de la transparence. On délégitime, disqualifie, et si possible, déboulonne les autorités, même si c’est aussi parfois pour mieux couronner le Roi ou la Reine du moment. Si cette machinerie est un système d’accréditation des paroles et vérités autorisées, elle est plus encore un système de discrédit, et des institutions publiques en premier lieu, car le pouvoir économique, libre de ses mouvements (de capitaux) et moteur de l’emploi, échappe bien mieux à la déstabilisation.
La transparence démasque le jouisseur institutionnel, celui qui pense à lui plutôt qu’au pays, à sa vie privée ou à l’argent, plutôt qu’à sa fonction, celui qui sert des intérêts privés avant l’intérêt public. Tant mieux. Si nous avions enfin des dirigeants exemplaires ! Faut-il les excuser, ces élus bien payés, qui n’ont qu’à se tenir droit – et leur cravate aussi, s’il vous plaît, pour se consacrer seulement à leur tâche, c’est à dire à nous qui souffrons ?
La course à l’exemplarité ressemble cependant à une course après son ombre, et sa part d’ombre. Sans espoir de satisfaire une machine qui demandera toujours plus de comptes. Pourquoi le politique échapperait-il à ce « péché originel » qui fait de chacun de nous une créature bien imparfaite, esclave de ses passions et de son amour-propre ? Et pourquoi renoncerait-il au calcul d’intérêts, à la source de toute action dans le temps ?
L’engrenage de la transparence est une source majeure de l’antipolitisme d’aujourd’hui, parfois appelé aussi « dégagisme », qui lâche la proie de la responsabilité politique pour l’ombre de la culpabilité morale. Car la moralisation finit par se substituer à la volonté de justice, celle qui est fondatrice de la question politique. Le juste et l’injuste se discutent au nom d’une montée en généralité, celle du moral ou de l’immoral au nom d’une intentionnalité. Le juste suppose un point de vue collectif, l’autre se contente d’un point de vue individuel. La transparence peut être le plus court chemin vers la dépolitisation.
— « Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache […] Un misérable petit tas de secrets…
— L’homme est ce qu’il fait ! […] Dans l’ombre du secret, les hommes sont un peu trop facilement égaux. »
Qu’est-ce que la vérité d’une personne ? La « révélation » qu’il n’a pas réglé ses dettes avant la fin de sa vie, preuve de ses échecs, ou bien l’écriture de livres qui ont bouleversé la philosophie ? C’est Nietzsche qui sert de prétexte à ce célèbre dialogue de Malraux 1, dont nous n’avons retenu que ce « misérable petit tas de secrets », devenu l’objet de toutes nos obsessions.
La vérité de la politique sera désormais ce qu’elle cache, l’action et le discours n’étant que communication coupable, et notre pouvoir spirituel sera là pour nous révéler et dénoncer le misérable secret personnel, au nom du bien et de la salubrité publiques.
À l’aune de la vérité cachée, la plupart des grands personnages historiques que nous admirons, dont nous voudrions parfois qu’ils se réincarnent aujourd’hui, s’effondrent comme autant d’impostures. On frémit rétrospectivement à l’idée que notre vidéosphère actuelle aurait pu « informer » les citoyens d’hier. Churchill, l’homme qui a tenu face à Hitler dans les pires moments ? Son net penchant pour le whisky aurait dû empêcher de lui confier le destin de la Grande-Bretagne et de l’Europe, au moment du plus grand danger. De Gaulle ? De notoriété publique, il s’est fâché vers 1925 avec Pétain, quand il était « plume » à son cabinet, au moment où le futur maréchal avait l’ambition d’entrer à l’Académie française 2… Vous l’ignoriez ? Vous ne savez encore rien : plus jeunes, De Gaulle et Pétain auraient partagé les faveurs de quelques dames, ce qui serait l’origine de leur rivalité… Telle est la confidence que François Mauriac avait faite à Jean Lacouture, qui la rapporte dans sa biographie. On rêverait certes de lire les mémoires de quelque comtesse polonaise aux yeux bleus, que Philippe et Charles auraient poursuivie de leurs assiduités.
Mais l’appel du 18 juin, avec cette lorgnette, serait vu au prisme de la rancœur personnelle d’un ambitieux, dont l’avenir est compromis par l’arrivée de son ancien chef au pouvoir – argument que Vichy ne se priva pas d’utiliser... « La France a perdu une bataille, mais n’a pas perdu la guerre ». Quel beau storytelling, où l’histoire collective du pays est instrumentalisée par un général presque inconnu pour justifier son aventure personnelle, grâce à une punch line qui condense tout, au bon moment, juste après l’armistice. En utilisant la radio, le média alors ascendant, l’Internet de l’époque. La vérité vraie est ailleurs, dira-t-on aujourd’hui : la fiabilité et le désintéressement privés sont seuls gages de fiabilité et de sincérité publiques.
L’info indiscrète ou mieux encore l’image dérobée, elles, ne mentent pas. Ce sont des faits bruts, sans enrobage. C’est pourquoi les politiques devront s’exprimer le plus souvent possible en direct, en toute spontanéité, sans calcul ni recul. Ainsi se manifestera la vérité qui ne peut que se trahir par un mot, un regard, un mouvement imperceptible que la vidéo traquera. Nos postulants vivront sous vidéosurveillance permanente – nous y sommes, et on finira bien par obtenir un véridique moment d’égarement !
Pas d’autorité politique possible sans secret ni mise en scène, et partant, pas de politique tout court sans protection du privé et préservation de l’expression publique. Pourquoi cette réalité scandaleuse ? Parce qu’un élu (ou un candidat), s’il doit essayer d’être un gouvernant exemplaire, ne peut pas être un homme (ou une femme) sans faiblesses. « Dans l’ombre du secret, les hommes sont un peu trop facilement égaux » : l’exercice d’une autorité comporte nécessairement – pas seulement en politique, une représentation. Sans ce secret, le politique perd nécessairement son autorité, parce qu’il ne peut conserver sa supériorité et du coup ne mérite plus de nous diriger. Le politique doit être au-dessus : ce piédestal est la condition de son autorité comme de son action. On n’accepte le pouvoir que si quelque prestige le distingue.
« Pas de grand homme pour son valet. » Nous sommes transformés, par la machinerie de la transparence, en valets outrés de nos gouvernants, plutôt que d’être leurs mandants. Nous comprenons de moins en moins le sens de ce qu’ils proposent, mais nous saurons tout de leur alcôves. Moins on comprendra la politique qu’ils vont mener, plus on jouira de leur (fausse) intimité, qui les rabaisse enfin à ce qu’ils sont : des êtres humains, comme nous. Le piège est parfait pour la profession médiatique, qui du fait de la concurrence acharnée et de la vitesse de circulation de l’info, est conduite à suivre. Et nous aussi. Car nous autres, êtres de chair et de sang, le mystère de la chambre 2806 d’un Sofitel ou celui de la rue du Cirque, nous fait bien plus parler que le nombre de centrales nucléaires qu’il faudrait ouvrir ou fermer.
L’exigence de transparence oscille entre vertu démocratique et vice républicain.
Vertu démocratique ? Quand il s’agit d’éclairer les choix politiques qui, en effet, nous regardent de près, que des conflits d’intérêt ou des proximités secrètes peuvent influer sinon déterminer. Sans parler, bien sûr, de l’indispensable mise à l’écart de ceux qui piqueraient dans la caisse.
Vice républicain ? Quand l’indépendance et la sérénité de la justice sont troublées, quand les droits de la défense deviennent chiffon de papier. Et plus encore peut-être, quand la transparence excite les plus tristes des passions démocratiques, du ressentiment à l’envie, qui transforment la vie publique en vaste jury populaire, avec boucs émissaires et intrusion voyeuriste dans la vie privée. La dépolitisation, l’occultation des choix politiques et idéologiques, l’impuissance du pouvoir temporel, sont au bout de cet engrenage.
1. Scène des « Noyers de l’Altenbourg », roman publié en 1941, que Malraux reprit dans le premier chapitre de ses Anti mémoires.
2. Voir tome 1 de la biographie classique de De Gaulle, par Jean Lacouture, Le Rebelle, chap. 6.