Lignée, descendance, postérité… Régénération, dégénérescence, résurgence… Ce qui se transmet, ou non, d’une époque à une autre le fait d’évidence à travers ce qu’il est convenu d’appeler les générations. Mais, notion-coqueluche, fuyante et proliférante, prolifique et triviale, c’est devenu un mot-valise dont raffolent sociologues, enquêteurs et sondeurs. Génération par-ci par-là, en voici en voilà. Cette omniprésence est en soi un signe des temps. En prenant enfin ce taurillon un peu fou par les cornes, ce numéro de Médium entame une session de rattrapage. Il y en aura d’autres, tant le mot est riche, complexe et sédimenté.
On se doute bien qu’un terme qui court des premières litanies de la Genèse jusqu’à la dernière enquête de France 2 a ramassé en lui plus d’une connotation, comme emporté par la dynamique générative qu’il évoque : à partir d’une fonction, la reproduction, il engendre (ou génère ?) une multitude de notions, parfois inattendues. La genèse, le génital, le gène, le genos et le genre, bien sûr, mais aussi bien le gendre (en général sans lien génétique avec la famille) et le généreux (noble, bien né). L’ingénu, à l’origine un homme libre, devient bientôt un naïf – sans doute parce qu’il s’exprime trop librement dans un monde qui se donne aux tartuffes. Et encore le génie, ange ou démon, mais d’une extrême singularité, pas du tout générique et qui se dit aussi d’un lieu ou d’un peuple. L’étymologie ancre donc la génération dans le génital, engendrement, copulation (ce qui fait du sexe féminin, en langue classique, « le temple de la génération ») mais dès le 15e siècle, apparaît le sens de descendance, progéniture, filiation. S’impose depuis le siècle passé, sans occulter complètement la reproduction biologique et l’intervalle chronologique, l’acception « classe d’âge ».
On fait partie donc, naturellement, d’une génération sans avoir besoin d’y adhérer ni de connaître ses pairs mais tout le monde n’a pas le privilège d’appartenir à une génération élue par l’histoire. À la différence des démographes et des généalogistes les historiens se montrent sélectifs : peu de générations parviennent à se faire un nom, associé à quelque événement décisif, révolution, guerre, victoire ou défaite, crise… Encore que notre époque se montre moins élitiste, au risque d’infliger à une classe d’âge infortunée une dénomination peu gratifiante : bof génération !
N’oublions pas que génération, pour les assermentés du Jeu de Paume, est synonyme d’un « merde aux aïeux » implicite qui entend substituer au verdict des pères, au poids des héritages, à « l’autorité usurpée des morts » (Thomas Paine), la solidarité fraternelle et autonome des gens égaux en âge. Un principe régénérateur d’horizontalité est censé rompre avec les verticalités fatales des temps anciens.
On sait comment Napoléon s’est chargé de corriger le vœu magnifique de Saint-Just (« une génération ne peut en enchaîner une autre »), en rappelant qu’un calendrier ne s’invente pas ex-nihilo, pas plus qu’une religion, une grammaire ou une mentalité collective. L’impossibilité de faire du passé table rase, c’est ce que montrent aux « enfants du siècle », en Russie, en Chine, comme en France, les inévitables post-révolutions. Cette alternance rupture/continuité est de celles qui donnent du grain à moudre au médiologue. Jusqu’à quel point une société vivante peut-elle se libérer des morts, même quand elle s’en targue ou croit pouvoir le faire ?
Car c’est parfois un mortel immortalisé, qui d’un geste ou d’une œuvre fait événement. Mais ce peut être aussi un repoussoir, tel le pauvre Anatole France, tête de Turc des (jeunes) surréalistes, dans un pamphlet intitulé Un cadavre qui l’associe à Barrès, et auquel contribuent le « communiste » Aragon et le « fasciste » Drieu La Rochelle.
Résumons : la génération donne de la chair à l’histoire, entre la singularité des grands hommes et les masses indifférenciées, entre le biologique (classe d’âge, lignée, descendance…) et le culturel : esprit et couleurs du temps, mouvements, écoles… Dans l’espèce humaine, on ne se contente pas de se reproduire sans faire d’histoire, on se succède. Et dès lors que le capital, matériel, financier, culturel, circule aussi dans le temps, les luttes de classes d’âge affrontent un nous juvénile à d’autres nous, nantis, négligents ou nuls – et vieux.
Dans son ouvrage sur Le Problème des générations, Karl Mannheim en a synthétisé la genèse selon trois cercles : une situation historique, un horizon partagé ; un ensemble générationnel, constitué par des sujets qui partagent un destin commun ; une unité de génération, groupe concret doté d’une conscience de soi, au sein duquel, le cas échéant, une minorité active, en donnant une forme à la sensibilité commune, la fera exister en tant que génération.
Ce que le jeune Aragon a déployé, avec une perspicacité prémonitoire, en lettres de feu et qui n’ont pas vieilli, tant on pourrait, presque un siècle plus tard, les faire nôtres : « Un petit nombre de faits éclatants, moins par leurs effets que par leur valeur parlante, marque d’un sceau commun toute une génération ; et de les avoir connus, de les avoir reçus comme un choc vers le même âge, vers le même instant de leur esprit, unit d’une façon mystérieuse, indélébile, quelques milliers d’individus si dissemblables qu’on ne comprend pas dès l’abord ce qui crée entre eux cet air de famille, cette parenté vexante. (Agadir, Littérature, février-mars 1923).
Après quoi, les idées, les sensibilités nouvelles se propagent comme des ondes et atteignent d’autres classes d’âge, d’autres couches sociales, d’autres régions : la transmission verticale se combine avec une propagation horizontale. Et cela prend du temps, car le retentissement d’un événement ou d’une œuvre n’est pas le même selon l’âge de ceux qui y sont exposés. Né au début du XXe siècle un homme aurait près de 20 ans en 1918, 40 en 1939 et 60 en 1968 : on comprend que les événements de mai l’émeuvent moins que son cadet baby-boomer, et pour de bonnes raisons, qui ne tiennent pas seulement à l’approche de la sénilité. Le rythme s’accélère pour rattraper celui de la mode, de la musique ambiante et des fringues qui vont avec : le punk donne un méchant coup de vieux aux Beatles, avant d’être ringardisé par la techno – à croire que chaque décennie (sixties, seventies…) nous ferait changer de civilisation. Avec la génération de la guerre d’Algérie, la génération 68 et la génération Mitterrand (ou génération « morale ») sont sans doutes les dernières qui affichent quelque coloration politique et idéologique, du reste assez terne et bientôt barbouillée de United Colors of Benetton.
Plus sérieusement, la fin des trente glorieuses voit surgir une génération sacrifiée, déclassée, victime de ses ascendants imprévoyants, la génération dorée des baby-boomers. On ne rejette plus le poids de l’héritage, on déplorerait plutôt sa minceur et les dettes dont il est grevé – étonnant chassé-croisé entre créanciers et débiteurs ! Le conflit des générations se colore de ressentiment. Ce qui en fait à nouveau un sujet politique, mais sans plus rien d’héroïque…
Du coup, on ne sait plus très bien caractériser une génération, ni même la nommer, si bien qu’on la désigne par une lettre, génération X, Y, puis génération A, sans doute pour suggérer un nouveau départ, après tant de désillusions. La génération Y reçoit une définition explicitement technologique (les digital natives) ; mais c’est aussi une génération qui, sous d’autres cieux que les nôtres il est vrai, a participé à des « révolutions 2.0 », très vite rattrapées par les vieux démons de la politique. Après les générations ainsi lettrées, survient comme on pouvait le craindre un objet générationnel non identifié, repéré par une enquête de France 2 (septembre-novembre 2013) : génération Quoi ?
Quand les sciences sociales ne trouvent plus de mots pour dire les générations en déshérence, c’est encore la littérature (Houellebecq, singulièrement) qui s’emploie à donner la parole à cette existence malheureuse, sinon tragique – mais quel roman n’est pas, peu ou prou, un roman de génération ?
Le délabrement des institutions, la dégradation du politique, le déclassement de l’école, le « qui suis-je » dissocié du « d’où je viens », montrent en tout cas qu’une rupture de la transmission intergénérationnelle n’est pas incompatible avec les débordements de la mémoire. Quand chacun peut piloter lui-même les machines à voyager dans le temps, on peut bien se passer des passeurs, à commencer par les pères, désormais formés par leurs enfants à l’usage des technologies de l’information. Et c’est encore le mot génération qui désigne les versions successives d’un smartphone ou d’une tablette. Le verbe engendrer recule au profit de générer qui évoque davantage la production technologique que la reproduction biologique.
Toutes ces interrogations convergent vers un seul et même problème qu’on pourrait ainsi résumer, quand on se demande comme nous ce que font aux hommes leurs outils : puisque le progrès technique, par nature et par bonheur, déchaîne les générations, comment rétablir un enchaînement qui ne soit pas un esclavage ?