Difficile, en effet, d’apparier la Française, cette créature mythique qui fait toujours rêver à l’étranger, surtout outre-Atlantique, à ce beauf portant béret, un litron à la main et une baguette de pain sous le bras, que l’on trouve encore crayonné par certains caricaturistes et non des moindres comme ceux du New Yorker, et dont nos latin lovers (belle gueule avec un rien de mauvais garçon à la Gabin, la Delon, ou la Depardiou) n’ont pas réussi à effacer l’image dans les esprits.
Bref, dans l’imaginaire culturel, la Française n’est pas la femelle du Français. C’est un animal mystérieux, jalousé et admiré, copié mais jamais égalé, comme il se dit des produits de marque, et dont le mythe perdure. D’elle on pourrait dire ce que Jean-Louis Bory dit de la Parisienne (dont elle n’est jamais que la figure contemporaine), qu’elle « est un animal légendaire comme la licorne. Sans que personne l’ait jamais vue, tout le monde la connaît. »
Dans une courte nouvelle, Taxile Delord (de son vrai nom Tassilo Delord) raconte les pérégrinations d’un jeune homme venu de sa province pour rencontrer une Parisienne afin d’en percer le secret, et que l’échec conduira à la tombe – sur laquelle, en un geste d’ultime vengeance, il souhaita faire figurer cette épitaphe : Parisienne, tu n’es qu’un nom (1841).
Son arrière-arrière-petite-fille, la Française n’est-elle aussi qu’une abstraction, une idéalité sans référent dans la vraie vie, bref un simple nom ?
Et si oui, de quoi est-elle le nom ? Pas de la mode, même si elle en est une des meilleures ambassadrices, mais de ce qui est inimitable : le chic. Drôle de mot au lointain passé germanique, dont la déclinaison au féminin dit un mélange de prestance, d’allure, de classe, de style et de ce « je-ne-sais-quoi », qui a été mis en chanson. Affaire non pas seulement de beauté et de goût mais aussi de charme et l’ensorceleuse des vaudevilles n’est pas loin.
Comparez, à titre d’exemple, deux first ladies passées toutes deux des podiums des défilés de mode au Palais de l’Élysée pour l’une, Carla Bruni et à la Maison Blanche pour l’autre, Melania Trump, et vous sautera aux yeux, sans pour autant que vous sachiez mettre un mot sur cette évidence, ce qui crée un fossé entre une Française qui s’approche au plus près de l’idéal-type et les autres femmes. « Il est bien difficile, écrivait Léon-Paul Fargue dans Le Piéton de Paris (1939), de dire ce qu’est une Parisienne. En revanche, on voit très bien ce que c’est qu’une femme qui n’est pas parisienne. » Car tout comme Dieu, la Parisienne est en effet indicible. Beaucoup s’y sont efforcés, sans succès. On ne peut en tenter une définition qu’en usant des subterfuges de la théologie négative. Avant Léon-Paul Fargue, Arsène Houssaye, lui aussi, avait essayé d’approcher le mystère de cette déesse du chic. Il tiendrait, selon lui, à son rapport à la toilette. À l’en croire, les autres femmes seraient habillées par leurs robes tandis que la Parisienne, elle, habillerait ses robes (1862). S’il faut accorder foi à ce critère, Melania Trump aurait dû se souvenir qu’il y avait de la Française chez Jacqueline Bouvier avant de se risquer à imiter le style iconique de Jackie Kennedy, lors de la cérémonie d’investiture de son époux. Ce n’est pas l’habit qui fait la Parisienne, c’est la Parisienne qui fait l’habit car elle donne à tout chiffon une sorte de dimension spirituelle. C’est Proust qui l’a le mieux compris, lorsque parlant d’Odette il écrit : « On sentait qu’elle ne s’habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une civilisation. » Pour résumer d’une phrase une histoire qui traverse tout le siècle et qui connaîtra son apogée à la Belle Époque, « la Parisienne, comme l’écrivait ce même Arsène Houssaye, est née toute flamboyante de poésie, sous le crayon de Gavarni et sous la plume de Balzac. »
Popularisée par les physiologies, les caricatures et une certaine littérature au ton boulevardier, elle va peu à peu sortir de la catégorie fourre-tout des « petites femmes de Paris » dont les guides font de la légèreté un argument touristique, pour devenir un type à part : cette femme élégante à la grâce naturelle que le prestige alors, sans rival des maisons de mode françaises, fera rayonner sur le monde jusqu’au milieu du siècle dernier. De la séductrice effrontée qui faisait trembler les pères de famille bourgeoise, la Parisienne ne conservera qu’un petit air mutin et coquin si bien croqué par les artistes de la Belle Époque. Avec ses yeux de chatte et ses lèvres gourmandes, notre Brigitte Bardot nationale en fut un avatar moderne.
Le socio-type qui fit les beaux jours des auteurs de physiologies et des plumitifs en mal de sujets, de chroniques, est très vite devenu un icono-type qui traversa pays et cultures et même les siècles. Les mythes n’ont pas d’âge, « la Parisienne » non plus. C’est donc spontanément que l’élégante jeune crétoise à l’œil vif ouvert sur le monde sans timidité ni arrogance, découverte sur une des fresques du palais de Cnossos, fut baptisée : La Parisienne. La Parisienne, c’est cette femme que peignent les impressionnistes, dans son intérieur bourgeois (La Parisienne, Manet, 1875) ou dans la rue, son milieu naturel, traversant d’un pas menu mais sûr, la place de la Concorde par grand vent (La Parisienne, Jean Béraud, 1890).
C’est cette longue et mince créature dont la taille fine peut plier comme une liane, qui, renversant les codes vestimentaires sexués qui réservent la couleur aux femmes, ose le noir. Dans cette femme audacieuse qui brise les conventions, il y a déjà du Coco Chanel, figure par excellence de la Française qui créa la petite robe noire (1926), symbole du chic et de la modernité à la française qui ignore les modes. Il y a peut-être aussi déjà sa lointaine sœur qui transgressera les signes du masculin et du féminin avec le plus grand naturel, en adoptant le tailleur-pantalon à veste de smoking dessiné spécialement pour elle par Yves Saint Laurent, en hommage à sa liberté.
La Parisienne ou la Française ? Faux débat. Car entre les deux, il n’y a pas de solution de continuité. Paris, c’est la France. Et inversement. Aucune décentralisation administrative n’effacera dans les imaginaires cette égalité.
À preuve le film de Michel Boisrond, intitulé Une Parisienne (1957), dans lequel notre Brigitte Bardot nationale a incarné aux yeux du monde « la Française », une jolie femme libre qui mène une vie amoureuse épanouie aux antipodes du puritanisme, qui corsetait ses sœurs américaines ou du luthéranisme, qui entravait ses sœurs allemandes. Une femme qui jouait avec légèreté et sans malice aux jeux de la séduction. Ce jeu incompris dans les pays de culture protestante pour lesquels toute forme de séduction est sentie comme une rupture du contrat tacite (de moins en moins d’ailleurs, comme le prouvent les procès en harcèlement) qui règle les rapports entre les sexes.
La Parisienne ou la Française, c’est tout un.
D’abord parce que la Française est une citadine, autrement dit une Parisienne. On imagine en effet assez mal Bécassine en incarnation de cette figure.Ensuite parce que la Parisienne, qui connaissait déjà une carrière internationale grâce aux clichés littéraires dont elle faisait l’objet, a pris une dimension nationale avec l’industrialisation et le développement économique d’une France dont le cœur continuait à battre à Paris.La statue de Moreau-Vauthier, réalisée pour l’Exposition universelle de 1900, symbolise ce destin en même temps qu’elle le scelle. Il faut se représenter (toute trace d’elle, autre que photographique, ayant disparu) trônant au-dessus de la porte monumentale qui donnait accès aux différents pavillons nationaux, une femme de six mètres de haut censée représenter la Ville de Paris. Mais, en lieu et place du drapé à l’antique d’usage en matière d’allégorie, ce qui couvrait ses formes aguichantes, c’était une robe à la dernière mode très réalistement exécutée. Ainsi la France, sous le signe de la Ville de Paris, avait-elle choisi de se donner en même temps qu’elle les donnait à la modernité du nouveau millénaire dans laquelle le monde se préparait à entrer, les traits d’une jolie femme moderne, allurée et libre, s’avançant avec élégance et confiance, vers le siècle qui commençait. Bref, de se donner, et de donner au monde nouveau, les traits de la Parisienne. Rien à voir avec cette géante lourde et hommasse, qui dressait son flambeau comme un fanal à l’entrée du Nouveau Monde. Que celle-ci ait été dessinée par un Français ne change rien à l’affaire.
Avec l’Exposition universelle, la Française, dont excédait le seul cadre de la Ville de Paris, imposait quasi officiellement au reste du monde son charme aux multiples facettes et sa supériorité en matière de féminité (insupportable à la gent féminine étrangère ?).
Curieusement, le mythe de la Française qui, au milieu du XXe siècle, a eu tendance à prendre le relais de celui de la Parisienne avec laquelle il avait fini par se confondre, semble ne pas avoir été affecté par le déclin que connaît, surtout dans les pays germaniques et anglo-saxons, l’image de la France. La curiosité que la Française fait naître s’est même élargie. Elle s’étend désormais à sa manière d’être, à son mode de vie, à ses formes de sociabilité ouvertes à la mixité entre les sexes, avec une seule et même interrogation en arrière-fond : comment fait-elle pour boire et manger tout en restant mince ? Comment fait-elle pour être séduisante au bureau, dans la rue, à la maison ? Comment fait-elle pour être bien dans sa peau ? Comment fait-elle pour être libre sans arrogance ? Comment fait-elle pour être à l’aise partout notamment dans la société masculine ?
Car désormais, même si la légende veut que la Française soit en toute circonstance élégante et chic (genre Catherine Deneuve ou Inès de la Fressange), ce qui intrigue en elle est moins d’ordre vestimentaire (sa façon, comme on dit dans les officines de mode, d’« enlever » un vêtement – rien à voir avec se dénuder !) que d’ordre existentiel. Autrement dit ce qu’on questionne c’est moins son apparence que son être – son être femme.
Aussi le mythe de la Française est-il un bon filon pour les auteurs d’ouvrages de développement personnel. Un des plus gros succès de librairie de ce genre de littérature avec plus de trois millions d’exemplaires vendus à ce jour aux USA, est French Women Don’t Get Fat de Mireille Guiliano. Les femmes françaises devraient avoir une petite pensée pour toutes les New-Yorkaises victimes du mythe, qui s’affament en maudissant la Française dévorant les croissants au beurre sans prendre un gramme. Malheureusement, pour les Françaises aussi, le mythe n’est qu’un mythe ! Quant au best-seller d’Inès de la Fressange, longtemps égérie de Chanel, La Parisienne (2010), il fut traduit dans une vingtaine de langues et sur la foi de son seul titre, caracole toujours en tête des manuels de self-improvements. Ces deux livres choisis parmi des centaines d’autres prouvent, s’il en était besoin, que le socio-type de la Française, quoique de naissance beaucoup plus tardive, n’a pas effacé celui de la Parisienne, qui en reste la forme hyperbolique. Mais l’Américaine, comme ses sœurs étrangères, peut lire tout un rayon de bibliothèque d’ouvrages du même tabac, elle n’en saura pas plus, car la Française ne s’apprend pas.
Ce n’est pas que ce soit une question de terroir ou de gènes. C’est que la Française, comme le gazon anglais, est le produit d’une longue histoire, sauf qu’à la différence de celle du gazon anglais, cette histoire est celle d’un mode de sociabilité qui s’origine dans la vie de Cour relayée dès le XVIIIe siècle par celle des Salons.
Bien des femmes jouèrent des rôles importants dans l’histoire de leur pays ; ce n’est donc pas cette habileté à agir en sous-main, beaucoup plus rarement sur le devant de la scène, qui caractérise la Française. Non, ce qui explique en grande partie son aisance dont le mythe n’a tendance qu’à retenir l’aspect extérieur – le chic, le charme, l’élégance, etc. –, c’est l’habitude de vivre dans une société où les hommes et les femmes se côtoient, se fréquentent, et surtout conversent entre eux.
La coutume ségrégationniste du club ne le permet pas à l’Anglaise, et bien que ce rituel très britannique n’ait pas véritablement franchi l’Atlantique, l’Américaine conserve de cet interdit comme une trace inconsciente. Aussi, avec les hommes, est-elle agressive ou empruntée. Elle aura beau disséquer les comportements et les attitudes de la Française, scruter ses manières d’être et les mettre en fiche dans des livres de recettes, faire de cette énigme le marronnier des magazines féminins, celle-ci lui échappera toujours, car la Française n’est rien qu’une image vide sans l’esprit français qu’elle a appris à développer dans la société des hommes.
De ce point de vue Madame de Staël est sans doute l’incarnation la plus accomplie de la Française. D’ailleurs, hors de France, elle se sentait partout en exil. On aurait dit que Montesquieu avait écrit tout spécialement pour elle ces mots : « Quand on a été femme à Paris, on ne peut être femme ailleurs. » Que lui manquait-il en Allemagne, en Suisse, en Angleterre et même en Italie ? Les deux jeux de société dont la Française a besoin pour respirer : le flirt et la conversation.
Le flirt parce que la Française a besoin de plaire, sans pour autant attendre des hommes, qu’elle accepte très simplement dans son intimité, qu’ils se pâment d’amour à ses pieds. Et Madame de Staël, en bonne française, habituée des salons, aimait tout simplement que les hommes aiment sa société.
Que lui manquait-il encore ? La conversation, ce talent qui n’existe qu’en France et qu’elle définissait « comme une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense […] de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles […]. »
Or, l’Anglaise, l’Américaine, l’Allemande ignorent tout de cet art qui fait la Française. La première, parce que dans son pays l’éloquence, réservée aux affaires publiques, était laissée à la porte quand on entrait dans le salon des dames ; la seconde, parce qu’il était malséant de montrer son esprit autrement que par des blagues ou des bons mots ; la troisième, parce que parler était une chose sérieuse qui devait être réservée à la seule discussion.
Mais le mythe de la Française a son revers. À l’aise avec les hommes, vive dans la conversation, elle peut agacer à l’étranger ; ce fut le cas de Madame de Staël en Allemagne qu’un des frères Schlegel prenait pour une hystérique. Ce fut celui de Simone de Beauvoir qui, lors de son premier séjour aux USA, en 1947, impatienta certains de ceux qui admiraient pourtant ses écrits.
Mais déplaire un peu, n’est-ce pas la touche finale qui fait le comble de l’élégance, l’imperfection requise pour atteindre à la perfection ? Un peu comme un petit défaut fait d’un quelconque « joli minois », un visage intéressant.