En 1970, Bernard D. Sadow rentre de vacances aux Antilles. Il a bien du mal à porter ses valises. Il aperçoit alors un manutentionnaire traîner un chariot lourdement chargé mais pourvu de roulettes et dit auscitôt à sa femme : « Voilà ce qu’il nous faudrait ». Rentré chez lui, il accroche quatre roues à sa valise – la valise à roulettes était née. Étrange histoire que celle de cette innovation, qui a à la fois permis et accompagné l’explosion de l’industrie touristique : le recyclage d’une invention vieille de cinq mille ans (la roue), preuve que l’on n’innove pas qu’avec du neuf. B. D. Sadow dépose un brevet. Le texte accompagnant le brevet est intéressant : l’inventeur y explique que le transport aérien supplante le transport ferroviaire pour les longs trajets ; or dans les gares, il y a des porteurs (à l’époque) et ceux-ci peuvent conduire les bagages jusqu’à la rue (où on prend un taxi). Rien de tel dans les aéroports situés en dehors des agglomérations. Il pressent que la démocratisation du transport aérien va nécessiter une adaptation de la gestion des infrastructures : gain de vitesse, de mobilité, d’autonomie donc de productivité ; le passage d’une « bourgeoisie à domestiques » (qu’on pense aux films américains des années 1950 où le héros est soulagé de ses bagages dès sa descente du train par une armée de porteurs) à une classe moyenne infiniment plus nombreuse qui doit être son propre serviteur et à laquelle il faut donner les moyens de son autonomie.
À la question « pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? », la réponse est souvent que le besoin (économique) n’existait pas : il fallait à la fois un changement du moyen de transport dominant (du train à l’avion), une modification de la sociologie de ceux qui utilisent ces transports et enfin, peut-être, dans ces nouvelles couches de voyageurs, un effacement progressif du machisme (« l’homme porte la valise »). B. D. Sadow rencontre d’abord des difficultés à vendre son invention. Mais le grand magasin Macy’s à New York lui en prend quelques exemplaires. Le succès est fulgurant. B. D. Sadow, directeur adjoint d’une petite entreprise de bagages et vêtements du Massachusetts, deviendra, grâce aux revenus tirés de son brevet, propriétaire d’US Luggage, une belle réussite américaine.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En 1987, Robert Plath, pilote de 747 et passionné de bricolage, observe que la valise à quatre roues de B. D. Sadow reste encore trop près du sol dans son horizontalité. Il la munit de deux roues, la rend verticale et invente la fameuse poignée rétractable que nous connaissons. Curieux parallèle que celui de la valise se redressant sur ses deux roues et de son possesseur, lointain descendant d’ancêtres qui ont fait de même sur leurs deux jambes, il y a quelques millions d’années. R. Plath fabrique quelques exemplaires pour ses collègues. Là encore, le succès est immédiat. Paradoxe savoureux, R. Plath – qui a aussi déposé un brevet – va quitter son métier de pilote pour fonder une autre société de bagagerie Travelpro International : il sacrifiera ainsi sa mobilité pour favoriser celle des autres (un saint de la modernité). Il ne restera plus qu’à fabriquer les valises en plastique moulé et rigide (polypropylène ou polycarbonate) pour obtenir les objets d’aujourd’hui.
Il faut bien mesurer l’intérêt de la valise à roulettes : accompagner ce que l’on a appelé la « sortie du néolithique », la fin de la sédentarisation, le retour des « chasseurs-cueilleurs » (d’images et de tampons sur les passeports) ; permettre à l’industrie touristique de répandre dans le monde un flot de touristes-nomades qui « font » l’Inde après avoir « fait » la Grèce avant de « faire » le Zimbabwe. On parle ici, bien sûr, des nouveaux nomades du Nord, cadres de grandes entreprises ou touristes au long cours, les « migrants » du Sud n’étant eux, et pour cause, jamais munis de valises à roulettes. La valise à roulettes est au touriste ce que le conteneur est à la marchandise, l’instrument indispensable de la mondialisation des échanges (à la différence près qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de mettre le touriste dans la valise). La valise à roulettes, en tant qu’objet contemporain peut aussi devenir l’objet des angoisses contemporaines quand elle acquiert le statut de « valise abandonnée » dans un endroit public. Une installation du Centre d’arts plastiques contemporains de Bordeaux, en 2016, intitulée « Paysage avec un grand chêne au milieu » (on notera la dialectique entre mobilité et l’ancrage du chêne) présente une valise à roulettes plongée dans la pénombre, censée provoquer un sentiment de malaise. Mais ce malaise n’est peut-être pas entièrement dû à la peur des attentats : une valise seule est aussi incongrue qu’un smartphone abandonné ; elle est, comme ce dernier, une des prothèses indispensables au pèlerin des gares et aéroports. Nous avons changé de monde. On n’imagine pas les valises des « Porteurs de valises » de la guerre d’Algérie munies de roulettes. Le Quai d’Orsay, avec ses pratiques surannées, ne doit pas les utiliser pour la « valise diplomatique ».
Mais il n’est qu’à parcourir les rues d’une métropole insérée dans les réseaux de la mondialisation, observer la foule des hommes-femmes-à-valise saturant l’espace des trottoirs de leur mobilité frénétique pour comprendre l’importance de cette invention, son rôle de marqueur d’intégration au nouvel ordre du monde.
En contemplant le spectacle de cohortes de touristes retraités qui ahanent dans les escaliers du métro parisien en portant (de nouveau et temporairement) les valises – les modes de transport du XXe siècle ne sont pas adaptés aux contraintes du XXIe – on se dit que, pour une partie de l’humanité, l’aliénation est passée du travail aux loisirs. B. D. Sadow et R. Plath n’y sont pas pour rien.