La feinte probante du sage est de rendre manifeste la folie même des personnes de rang, qui adhèrent à leur personnage d’autorité. La subversion bouffonne sera de toujours opposer à la comédie des établissements, un divertissement qui se détache de lui-même en se sachant tel. Il se libère de l’illusion en la redoublant. Paradoxalement, elle légitimise l’ordre en réactivant le désordre initial dont il est issu, elle ne le relativise que pour mieux le conserver. Celui-là pas moins qu’un autre car tous s’équivalent dans leur relativité. On ne privilégiera que l’ordre qui permet à la dissidence bouffonne de s’exprimer. Fût-ce dans cette dérision résiduelle des simagrées, elle est l’ultime ressource d’une réserve défensive qui ne se laisse pas prendre à la comédie des honneurs. Elle conserve la maîtrise d’un jugement propre, la fameuse « pensée de derrière la tête » ou la bénéfique hypocrisie des arrière-pensées.
La seule tâche que peut se réserver la philosophie est de maintenir la division de l’autorité avec elle-même, de souligner son engoncement prosaïque dans la matérialité des intérêts passionnels, en exaltant a contrario sa propre idéalité décharnée. À cette condition sera maintenue manifeste l’idée de sa propre supériorité par rapport au Prince et de son infériorité par rapport au Sage. Le conseiller-philosophe ne conserve de dignité qu’à jouer sur cette dualité qui partage l’humanité. Le seul sérieux du conseil philosophique est de ne pas prendre au sérieux ses élucubrations nébuleuses, elles n’ont pour valeur efficace que de creuser le néant qui hante l’être de toute autorité. Sous le masque de l’Auguste de cour, le bouffon-philosophe inflige l’outrage permanent de la vérité politique, il lui interdit d’adhérer à l’illusion nécessaire de l’ordre en reprenant sans cesse l’apostrophe de l’esclave à l’Auguste romain : « n’oublie pas que tu n’es qu’un homme. » […]
Seul le miroir du bouffon pourra faire prendre conscience au Prince de son enfermement aveugle dans la logique destructrice de sa particularité érigée en loi générale. Seule la singularité du fou lui fera découvrir la guerre civile des idées et des mots qui commande sa volonté. Brutus, « en guerre avec soi-même » en reconnaît bien la nécessité. En pleine place publique, il découvre que « l’œil ne se voit pas lui-même ; il lui faut un reflet, je serais cette glace modeste qui vous découvrira ce vous-même ignorez de vous. » Dépourvu de ce miroir, c’est alors que le roi devient fou car inaccessible à toute extériorité qui le pourrait faire sortir de soi.
Aucune raison ne peut le libérer de son illusion autarcique. Seule la rupture bouffonne lui fournit la possibilité de saisir l’altérité des êtres et des choses qui échappe à son abusive totalisation.