Ce qui modifie peu à peu le rapport de l’un au multiple, et valorise l’original à mesure que se répandent ses avatars.
Avec le passage de la chose au fichier, c’est la différence même entre l’original et la copie qui vole en éclats. À ce stade, la duplication n’est plus une possibilité (de diffuser, conserver, vulgariser), mais la caractéristique intrinsèque de tout contenu mis en circulation. L’ère numérique est ainsi venue bouleverser les notions de propriété, intellectuelle et industrielle, d’originalité et d’authenticité. Remaniement – ou révolution juridique, économique, morale, artistique. Ce qu’on appelait naguère, et par métaphore, « la mort de l’auteur » devient un horizon pratique. D’où un nouveau partage, en profondeur, entre le vrai et le faux, le crédible et le douteux, le mien et le tien. Et en surface un déplacement des démarcations entre le licite et le frauduleux.
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Le terme de copie, on le sait, recouvre une vaste gamme qui va du duplicata à la contrefaçon, du pastiche au plagiat, du sosie au clone. Définir le statut et la valeur de la copie aujourd’hui, c’est par la force des choses se placer au croisement d’un héritage proprement occidental (la singularité d’une œuvre et d’une personne) et d’un nouveau paysage. Les médiologues ont l’habitude de confronter ce qui persiste à ce qui dérange. En s’inscrivant dans le sillage de Walter Benjamin, quitte à reformuler, voire à inverser, ses questions devenues classiques. Quid de la notion sacramentelle d’aura quand tout peut être imité à la perfection – de la signature à la voix, des Noces de Cana au sac Vuitton ?
Nombreux sont les signes des temps, à fleur d’actualité. Mentionnons la quasi-réhabilitation du piratage et du plagiat, légitimés a posteriori comme intertextualité ou cryptomnésie – le « noir procédé » a cessé de tuer son intellectuel (Alain Minc, Jacques Attali), et la zone grise chez l’écrivain s’étend (Michel Houellebecq) ; notre goût pour les pastiches au cinéma (The Artist) ; pour les remix en vidéo ; à la radio pour les imitateurs et à la télé pour les Guignols en latex ; le recyclage admis des intrigues et romans canoniques (Bicyclette bleue et fanfictions) ; l’omniprésence de la parodie dans nos modes d’expression ; les réarrangements musicaux devenant tubes ; le détournements des icônes chez les plasticiens (de Picasso à Duchamp), procédé devenu un – voire le – ressort de l’« art contemporain ». À se demander si chaque époque n’a pas l’éthique et l’esthétique de ses moyens techniques. Création et recréation, relique et réplique tendent de plus en plus à se confondre. Qu’il s’agisse des sites, des monuments, des textes ou des images, la copie, en Occident, n’est plus destitution mais épanouissement de l’original. Comme Lascaux II, Chauvet II s’est rebaptisé « espace de restitution de la grotte Chauvet ». La découverte a pour apothéose un fac-similé.
Une telle confrontation de l’immédiat à la longue durée ne saurait faire l’impasse sur son substrat théologique (l’homme créé à l’image de Dieu), ainsi que sur l’usage chrétien des représentations. Elle enchaîne sur le domaine esthétique et littéraire, avec, dans notre histoire, l’apparition du multiple, notamment dans la peinture et la sculpture. Il est évident qu’après cela les questions juridiques de propriété intellectuelle, artistique et industrielle – dont l’importance ne cesse de croître avec leur mise en péril – devront être examinées de près, avec l’examen de la conception française traditionnelle du droit d’auteur. Mais ne nous leurrons pas. La proliférante copie, avec les nouveaux procédés de réplication et reconstitution, touche à la notion même d’identité et d’attribution, d’autant plus que la révolution numérique porte moins sur les modes de production que d’appropriation des contenus. Sur Internet, contribuer consiste moins à fabriquer des contenus originaux qu’à relayer, reproduire ou retweeter ceux des autres. De nouvelles compétences viennent alors s’ajouter au savoir-lire : télécharger, convertir, compresser, copier-coller, personnaliser.
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