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Médium 09 (octobre-décembre 2006)

Mémoire

L’objet de toute médiologie

par Louise Merzeau

Publié le : 1er août 2016.

S’il n’y a pas d’objet médiologique, mais seulement des manières médiologiques de croiser technique et culture, la mémoire pourrait bien faire exception, et constituer le point focal de nos problématiques.

D’abord parce qu’elle est un autre nom de la transmission, opposant au présent communicationnel la profondeur du temps long – celle des archives, des appartenances et des rituels. Ensuite parce que l’outillage mnémotechnique est ce qui permet d’identifier des médiasphères, c’est-à-dire des milieux de transmission émanant d’un même système d’organisation des traces 1.

Enfin et surtout parce que, dans les tableaux que la médiologie aime à construire, la mémoire est toujours des deux côtés : du côté de la culture (traditions et commémorations) comme de la technique (supports et systèmes d’archivage) ; du côté de la matière organisée (la trace) comme de l’organisation matérialisée (institutions et politiques mémorielles).

C’est cette transversalité de la mémoire que la médiologie doit mettre en évidence, pour prolonger les apports respectifs de la psychologie et de la sociologie. Si on la réduit à une capacité psychique d’enregistrement de l’expérience vécue par le sujet, on lui dénie toute dimension collective et on s’interdit de penser les phénomènes de réfraction entre la mémoire du groupe et celle de l’individu. Or, comme l’a souligné Maurice Halbwachs 2, la mémoire est moins le produit d’une saisie que d’une construction, où l’assemblage des fragments nécessite le relais des cadres sociaux du langage, de l’espace et du temps.

Mais la mémoire n’est pas qu’une affaire de représentations, fussent-elles collectives. Pour être effectives, celles-ci doivent s’incarner dans des lieux, des figures et des rites, dont Pierre Nora 3 a montré la dimension performative. Panthéon, Marseillaise ou mur des Fédérés : la nation ne préexiste pas à la mémoire nationale, et le travail de sédimentation qui sature ces unités de valeurs symboliques façonne le collectif autant qu’il le reflète.

C’est parce qu’elle est ainsi incorporée que, contrairement à l’histoire, la mémoire se transmet mais ne s’enseigne pas. Ni faculté individuelle, ni simple projection du groupe, elle façonne du lien. Pourtant, la mémoire ne semble pas davantage assimilable à un processus communicationnel. Les schémas de la communication ne lui assignent de fait aucune place précise. Fait-elle partie des répertoires communs qui permettent l’échange entre émetteur et récepteur (coutumes), des bruits qui parasitent cet échange (conflits identitaires) ou du canal qui véhicule les messages (manuel d’histoire ou album de famille) ? C’est le point aveugle des théories de l’information comme de la relation, dès lors qu’elles séparent rapport et support. Pour appréhender la récursivité de la mémoire, à la fois organisante et organisée, il faut en effet une pensée de la double médiation : outils + organes.

Le principe d’externalisation

Aux yeux du médiologue, la mémoire est toujours externe, parce que l’humanité procède elle-même d’une externalisation. À la suite de Leroi-Gourhan 4, Bernard Stiegler 5 a montré comment l’Homo sapiens se distingue par sa capacité d’extérioriser dans la tekhnè non seulement son corps mais surtout ses fonctions mémorielles.

Avec l’outil, l’homme met sa mémoire hors de lui, ajoutant aux mémoires génétique et nerveuse de l’espèce et de l’individu une troisième mémoire qui ouvre la possibilité d’un héritage et d’une culture.

Qu’il soit ou non destiné à garder une trace, le moindre artefact incorpore en effet dans sa structure une information sur son usage et sa fabrication. Silex ou ordinateur, l’outil est toujours un aide-mémoire : dépositaire d’une chaîne opératoire susceptible d’interprétation et d’appropriation, il transmet un savoir et un savoir faire.

Les supports externes sont par conséquent bien plus que des objets subsidiaires. Sans eux, l’humanité ne pourrait s’affranchir de la finitude des mémoires individuelles. Sans eux, il n’y aurait ni socialisation ni transmission, car aucune expérience ou connaissance ne serait mobilisable sur plusieurs générations.

Mais les prothèses mémorielles n’assurent pas seulement le partage et la pérennité d’une culture, elles en conditionnent aussi la disposition. En modélisant les grilles à partir desquelles s’externaliseront de nouveaux savoirs, les mnémotechniques élaborent autant qu’elles enregistrent. C’est la logique du supplément, mise en lumière par Derrida 6.

La matérialité de la trace ajoute au sens de l’inscription une courbure qui ne peut s’éliminer, et c’est dans cette courbure que la pensée se constitue.

De l’oralité au numérique, l’histoire des raisons est celle des suppléments qui (re)configurent notre mémoire. Jack Goody 7 a ainsi montré que l’apparition de l’écriture n’a pas eu pour effet de mémoriser la culture orale, mais d’introduire une rationalité graphique, fondée notamment sur les catégories conceptuelles inédites de la liste, de la formule et du tableau. De même, l’invention de la photographie n’a pas simplement ajouté une mémoire de l’image à celle de l’écrit. Elle a engendré la vidéosphère en recentrant l’économie des traces autour du paradigme de l’indice. Enfin, on peut avec Bruno Bachimont faire l’hypothèse d’une « raison computationnelle 8 », émergeant de la généralisation des documents électroniques et des hypertextes.

Opérations mémorielles

Les déplacements opérés par chaque nouvelle mnémotechnique montrent que la mémoire est moins un système de signes qu’un système de traces, qui informent l’espace et le temps avant d’articuler un sens.

Plus qu’un acte d’expression, la première des opérations mémorielles est un geste d’inscription. Celui-ci a d’abord pour fonction d’effectuer une fixation. Gravure, typographie, gélatine ou chloroforme : la mise en mémoire est toujours la mise en arrêt d’un continuum. Des palais de mémoire antiques 9. Condition de son efficacité, cette conversion d’échelle marque toute transmission du signe de la perte : la trace ne peut survivre sans une dépense, et il n’existe pas de mémoire strictement mimétique.

Toute mise en traces suppose par ailleurs une mise en ordre. Rassemblées, croisées et combinées, les inscriptions relèvent d’une organisation qui affecte aussi bien l’agencement des stocks et la classification des connaissances (bibliothèque) que les hiérarchies sociales (expertises et autorisations). Chaque mnémotechnique s’adosse de fait à une institution qui règle les modes de classement, d’accès et de distribution des informations. Pas de livre sans école (corps professoral et programme scolaire) ; pas de télévision sans politique audiovisuelle (régalisme ou stratégie de chaîne). Ainsi portées par une organisation matérialisée, les traces mettent en œuvre des régimes d’autorités, d’alliances et de priorités qui font de la mémoire un enjeu de pouvoir et un vecteur de discriminations.

Plus fondamentalement, la transmission n’a rien de consensuel parce qu’elle suppose toujours une sélection. Au plan de la collectivité comme de la conscience, la mémoire procède par oblitération autant que par capitalisation.

Le passé commun qui fonde l’existence d’un nous n’est pas seulement le fruit d’un héritage. Il est aussi une production faite d’inventions et d’amnésies. Tout dispositif mémoriel engage en même temps des techniques d’oubli. Lois d’amnistie, révision des programmes ou « désherbage » des bibliothèques : inscrire et archiver, c’est aussi raturer, pour départager le périssable du mémorable. Comme le démontre la fable de Borges 11, tout retenir, ce serait faire de la mémoire « un tas d’ordures », un « monde surchargé de détails presque immédiats ». Sans ces procédures d’effacement, il n’y aurait donc pas plus de communauté que de pensée.

S’il n’est pas de traçabilité qui ne soit politique, c’est enfin parce que la mémoire engage toujours une anticipation. Tout enregistrement s’effectue en fonction d’une restitution future qu’il prescrit. En mémorisant une pratique, la trace permet d’effectuer de nouveaux gestes, tout en contraignant la manière de les effectuer. Du format typographique au disque vinyle, et du musée à la banque d’images en ligne, les supports et organes mémoriels ne conservent pas seulement des contenus. Ils fixent des modes de lecture, d’écoute et de visualisation qu’ils constituent en même temps qu’ils en témoignent.

C’est ce qui fait de l’indexation et de la normalisation les vecteurs sous-jacents de toute culture. Beaucoup plus qu’un guide d’accès, l’index a la portée critique et programmatique d’une glose et d’un mode d’emploi. Par les catégorisations qu’elles mettent en place, les notices descriptives conditionnent les analyses qu’on pourra faire d’un fonds, anticipant ainsi questions, jugements et appropriations. Qu’elles concernent le codage, le transfert ou l’agencement des traces, les normes ne se contentent pas non plus d’entériner des pratiques existantes. En imposant des standards, elles renforcent ou disqualifient certains modes de lecture et d’écriture. Autrement dit, elles modélisent les profils et les logiques d’usage qui dessinent les contours d’un espace public de la mémoire.

L’info-mémoire

Loin d’être reléguée au rang des valeurs obsolètes, la mémoire est l’un des principaux enjeux de l’hypersphère. Au cœur de l’innovation technologique comme des affirmations identitaires, elle y réaffirme son rôle de médiation, tout en subissant de profondes transformations.

En s’organisant autour d’une valeur indexée sur le temps, la société de l’information tend à convertir nos structures cognitives à l’éphémère. Diffusés en flux tendu, les contenus se périment au rythme de l’actualité. Une information chasse l’autre, et toute trace est désormais une marchandise qui dépend d’une industrie de la mémoire. Sous l’emprise des injonctions de mise à jour et de l’obsolescence programmée, inscription et conservation semblent donc devoir se disjoindre.

Mais, parallèlement, l’activité informationnelle entraîne un développement sans précédent des mémoires externes. Dans un environnement électronique, toute instruction, aussi temporaire soit-elle, s’enregistre nécessairement quelque part. Carte bancaire, téléphone mobile, courrier électronique, navigation sur Internet, on ne peut pas ne pas laisser de trace. Du coup, le fantasme d’une mémoire intégrale – que chaque mnémotechnique ranime – paraît pouvoir se réaliser. La croissance exponentielle des capacités de stockage incite à ne limiter les fonds qu’en fonction du seul critère de leur rentabilité. L’oubli n’est plus concevable que comme l’effet accidentel d’un bogue ou d’une saturation momentanée des réseaux. L’automatisation des traces achève cette déresponsabilisation de la sélection mémorielle. Déléguée aux machines, le tri des item à retenir et à effacer échappe à toute politique, comme si devoir de mémoire et médiation technique pouvaient s’ignorer…

En s’industrialisant, la mémoire a par ailleurs largement débordé les lieux traditionnels d’une gestion autorisée (monument, école, bibliothèque, musée). De l’institutionnel au particulier, chaque détenteur de savoir dispose aujourd’hui des outils lui permettant d’administrer ses propres archives. De pyramidale, l’architecture mémorielle devient rhizomique, épousant l’étoilement des informations sur les réseaux. Plus que jamais, l’organisation de la mémoire requiert donc des politiques de normalisation, mais aussi des dispositifs de connexion, d’échange et de traduction.

Plus fondamentalement, la numérisation produit une délocalisation mémorielle parce que le numérique découple la vue logique des contenus de leur implantation physique. Dans la mémoire analogique, la pérennité des traces dépend de la résistance physique du support (dureté, homogénéité, photosensibilité, magnétisation…). Mais, quelle que soit cette résistance, les cycles de régénération effacent progressivement l’inscription : négatif, disque vinyle et bande vidéo s’usent à mesure qu’on les lit.

À l’inverse, le signal numérique peut se dupliquer, se découper et se reconstituer sans subir d’altération, tandis que ses supports sont de plus en plus fragilisés par les rythmes courts de l’innovation technologique et du marché. Dans ces conditions, c’est la dispersion maîtrisée des unités d’information qui est un gage de résistance. La continuité de la mémoire n’est donc plus garantie par des procédures de fixation, mais par l’organisation systématique de cycles de migration d’un support à l’autre. En hypersphère, la pérennité est entretenue par la vitesse de rotation de l’information : conserver signifie désormais mettre en mouvement.

C’est d’autant plus vrai que, de plus en plus, les contenus à mémoriser sont eux-mêmes des flux. Les projets d’archivage du Web montrent à ce titre que les institutions mémorielles doivent désormais concevoir des systèmes ouverts, capables d’enregistrer l’information avec son instabilité. Ayant à gérer des corpus où les unités se renouvellent et s’interpénètrent constamment, la mémoire est vouée à l’hyperarchive. Elle n’a plus pour fonction de contenir un stock, mais seulement d’en garantir un accès documenté et différé.

Finalement, c’est l’ensemble des flux qui se transforment en un gigantesque stock, sous l’effet de la logique d’auto­référencement qui caractérise le numérique. Instables, les contenus se doublent d’une information sur l’information, destinée à instruire et anticiper leur utilisation.

Grâce aux métadonnées et aux hyperliens, chaque séquence devient une clé d’accès pointant vers une autre région du flux. Parallèlement à celle des documents, les réseaux favorisent ainsi une prolifération des outils documentaires. Annuaires, moteurs de recherche, index d’index : les répertoires se multiplient au même niveau que ce qu’ils répertorient, faisant de l’hypersphère une vaste mnémotechnie.

On assiste donc à une véritable redistribution de la fonction archivale. Naguère confinée dans des territoires et des dispositifs spécialisés, la mémoire affleure désormais dans chaque événement informationnel. Et c’est d’une hybridation entre le temps long de la culture et le temps court de la technique que dépend maintenant la transmission.

1. Sur les concepts de transmission et de médiasphère, voir notamment Médium nos 2 et 4 (2005).

2. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925, réédition Albin Michel, 1994.

3. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1984-1987, 4 vol.

4. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Albin-Michel, 1965.

5. Bernard Stiegler, La Technique et le temps, Galilée,1994-1998 3 vol.

6. Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967.

7. Jack Goody, La Raison graphique, Éditions de Minuit, 1979.

8. Bruno Bachimont, « Du texte à l’hypotexte : les parcours de la mémoire documentaire », Technologie, idéologies, pratiques (TIP), numéro spécial « Mémoires collectives », 1999.

9. Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Gallimard, 1975.

10. Cf. Cahiers de médiologie n°9, « Less is more, stratégies du moins », Gallimard, 2000.

11. Jorge Luis Borges, « Funes ou la mémoire », Fictions, Gallimard, 1957.

Paru dans Médium 9, octobre-décembre 2006.



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