« Guérilla, intelligentsia, nucléaire tactique, rotative, bicyclette, photographie, Christophe Colomb, de Gaulle, la République, le bon Dieu, et quoi encore ? Joséphine Baker ? À quand le parapluie et la machine à coudre ? » L’ami philosophe, l’ancien camarade d’école qui m’envoie ces nasardes me demande comment, après d’honnêtes débuts dans la carrière (Normale sup, agrég, thèse d’État, etc.), j’ai pu me dévoyer dans cent chemins creux, livré à une rose des vents qui lui donne le tournis. Il se dit déconcerté par la médiologie, et je ne le suis pas moins par son désappointement, convaincu d’avoir creusé pendant un demi-siècle le même sillon, la même ornière, d’une façon désespérément rectiligne, laborieuse et méthodique. J’en suis même à me reprocher aujourd’hui un manque consternant de fantaisie, auquel j’aimerais bien remédier en passant à plus jovial encore. Au moment de lui répondre, me vient l’envie de faire le point, – et point barre ! –, sur le très sage dévoiement qu’il m’impute. Chaque artisan a eu sa voie d’entrée sur le chantier que j’appelle médiologique, liée à ses intérêts et à ses tropismes. C’est l’heure de dire ici la mienne, en toute impudence et en chaussant mes gros sabots. Puissent quelque jour mes amis en faire de même.
La méthode, du grec odos, le chemin, et méta, après, c’est le chemin tel qu’il nous apparaît quand, arrivé au bout, on se retourne sur ses pas. Ma propre trajectoire aura été un enchaînement de curiosités dont le terre-à-terre, désolé, ne me fait toujours pas rougir.
(...)
« Qui est au four manque au moulin », dit la sagesse des nations, et l’entre-deux chaises n’a pas de place dans les nomenclatures. Les positions bien assisses ne sont pas le lot des insatisfaits, omnivores et mobiles, par chance de plus en plus nombreux, qui s’attachent à explorer les entre-deux laissés pour compte par nos sectionnements disciplinaires et nos manichéismes génétiques. L’avenir tranchera… ? Oui, et l’avenir dure longtemps.
Ce sera à lui de faire le partage, en ce qui me concerne, entre cette prière d’insérer et un permis d’inhumer.
Régis Debray