Cette opération de substitution ou d’allègement tient nos deux termes fermement séparés de part et d’autre de la « coupure sémiotique » : le signe n’est pas la chose, le mot chien ne mord pas – non plus que son image d’ailleurs. Et « ceci n’est pas une pipe » (vous ne pouvez pas la fumer). Cette coupure qualifie donc l’accès au symbolique, soit un certain propre de l’homme.
Nos représentations admettent une échelle de degrés qui vont de la manifestation directe de la « présence réelle », où la chose même apparaît, aux transpositions majestueuses et sages qui ne se donnent qu’à bonne distance et en différé ; depuis les indices physiques qui attachent jusqu’à l’ordre détaché des symboles. Il arrive qu’un insistant réel troue nos représentations : dans les beaux-arts par exemple, le collage, le ready-made, les matiérismes ou diverses installations ont contesté l’impératif de la transposition. Cette proximité affecte parallèlement le théâtre, selon une courbe qui va du sage répertoire des textes, où l’acteur joue un personnage, à la « cruauté » réclamée (mais impossible sans doute à réaliser) par Artaud, et surtout à la danse. Une pulsion pousse, un corps malmène çà et là l’ordre symbolique et la calme surface des apparences. Avec le direct de la radio ou de la télévision aussi, il arrive que le re de représentation saute, pour nous jeter dans un présent turbulent.
La représentation suppose-t-elle un monde d’avance clos ? La coupure sémiotique est comparable à la rampe du théâtre, qui ne laisse aucun événement s’immiscer du dehors dans l’espace protégé de la scène. Au théâtre, mais plus encore avec l’écran de cinéma ou entre les baguettes du tableau, rien n’arrive plus au monde fixé une fois pour toutes. De même, le livre, que je lis et découvre successivement, demeure scellé dans sa typographie.
Crise de la représentation ?
Tout n’est pas représentable ; l’infiniment petit (la bouillie subatomique) et l’infiniment grand (l’univers) ne se laissent pas cartographier. Sans aller jusqu’à ces extrêmes, nous nous formons des représentations relativement claires, quoique terriblement lacunaires, du monde extérieur, beaucoup plus obscures de notre corps-esprit, qui nous échappe dans son fonctionnement même : conduire une voiture ou jouer en virtuose du piano requièrent un oubli de nos membres qui marchent tout seul, ou dans un « état modifié de conscience ». Entre vivre et connaître il faut parfois choisir.
Il y a crise de la représentation quand on ne sait avec quelles cartes transposer un phénomène, mais aussi quand la chose revient à la place du signe pour déloger ou bousculer celui-ci. Passer d’un média à l’autre, par exemple de la photo à la radiographie, puis au scanner et aux cartographies numériques dans l’approche du corps, permet de changer d’échelle et d’explorer l’invisible. Ces sauts technologiques peuvent causer un malaise, voire un effroi : songeons aux turbulences provoquées par l’accès à la photo par rapport au dessin, ou par le passage au papier-monnaie à partir de la présence réelle de l’or et de l’argent dans le louis ou l’écu, ou encore par la télévision puis la vidéo par rapport au cinéma – dont on dit que les premières images, du train entrant en gare à La Ciotat, firent se coucher de terreur les spectateurs sous les tables du Café de la Paix ! Il arrive surtout que l’effort de symbolisation se heurte aux résurgences d’un réel intraitable ; avec les cris de colère substitués à l’articulation langagière ou l’explosion de violence court-circuitant la patiente négociation d’un conflit, la carte s’écrase sur le territoire, la représentation (Vorstellung) sur la manifestation (Darstellung), concepts également associés, chez Freud, aux représentations de mots versus les (re)présentations de choses. L’ordre symbolique s’effondre ; là où le réel fait effraction, la signification et les jeux sémiotiques se dégradent en traces énergétiques ou en métonymies indicielles.
Cette « crise de la représentation » est un risque structurel, inscrit dans toute logique du signe. Il est constitutif de l’ordre secondaire de contenir le désordre primaire ; de même la forme contient la force, et l’articulation symbolique le brut, la fureur et le bruit… On peut, on doit faire l’éloge de la re-présentation qui place les phénomènes à la bonne distance, qui conforte leur stabilisation symbolique, qui dédouble le monde par la coupure sémiotique et nous donne ainsi, pour penser, imaginer ou agir les coudées franches. Inversement, un monde dominé par les représentations ne serait pas éloigné de la mort ; l’hiératisme des belles formes inertes, aseptisées, fait rêver de retours énergétiques, de branchements nerveux ou de cruauté.
Éloge têtu des spectacles
L’optimisme des Lumières prétendait faire converger nos regards dans l’horizon de réconciliation d’un monde commun uniformément éclairé par le même jour ; et la démocratie, dans son concept classique, se réclame d’une scène et d’un espace de débat appelés représentation (nationale, médiatique, idéologique…). « Les hommes éveillés habitent le même monde »… Au rebours de ce fragment d’Héraclite, nous constatons que nos médias en se compliquant entraînent la prolifération des mondes propres, et la mosaïque des cultures. La multiplication des plateaux, des écrans, des supports émiettent de mille façons la scène ; la dépolarisation de l’attention est devenue la règle, la convergence l’exception.
Il faut quelque énergie pour imposer (substituer) au réel une scène. Face à un mal extrême comme l’inceste, ou la Shoah, l’irreprésentable domine, la victime s’éprouve écrasée, incapable d’accéder au symbolique ou à la mentalisation. L’épreuve de la terreur anéantit la représentation et ses corrélats ordinaires, la distance, le vis-à-vis d’un objet de regard ou de connaissance face auquel un sujet se situe ; le sujet tombe à terre, écrasé ou mélangé à ce qui arrive sans image ni recul ni coupure sémiotique… L’angoisse ou le cri de même plongent dans une inarticulation abyssale, un retour au chaos ; en fracassant l’ordre de la représentation, l’expérience panique précipite l’effondrement symbolique.
C’est donc la forme même de la scène (de parole, de théâtre ou d’un média en général) qui offre, indépendamment de ses contenus, un début de catharsis ; la re-présentation comme telle est excellente car propice à desserrer le carcan du réel et la « pression » du présent. Nous répèterons avec Rousseau 1 qu’il « faut des spectacles à la république », qu’il faut des personnages et des rôles dans la vie civile, et des jeux au programme des écoles. Quel effondrement culturel ou symbolique ce serait si l’oppression des affects, des pulsions, du direct ou en bref du réel faisait sauter entre nous la civilité comprimée dans le préfixe re de représentation ! C’est pourquoi nous ne suivons pas les Situationnistes dans leur condamnation de la « société du spectacle ». Quand Guy Debord définit ce dernier par la représentation pour en passer condamnation, au nom d’une préférence très classique pour la présence à soi, l’action ou le dialogue (« Le spectacle […] est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue », etc.), il ne voit pas que cette mise à distance fonde ce qu’on appelle l’ordre symbolique en général. La coupure sémiotique ou la distance représentative apportent une frustration sans doute, mais aussi un dressage, sans lequel point d’éducation ni de culture dans son ensemble. Et le spectateur n’est pas nécessairement l’être passif que Debord stigmatise.
On rêvait autour de 1968 d’immédiateté, avec une impatience primaire. Nous aurions tendance à mieux considérer les représentations majestueuses et transcendantes issues de l’ordre du livre, aujourd’hui menacées par les toujours nouvelles « technologies de la communication ». C’est l’autre erreur de Debord en effet : appeler de ses vœux une certaine fin de la représentation quand elle est en train d’arriver, mais du mauvais côté de l’Histoire, avec les tyrannies du direct, de l’intimité ou de la présence, qui constituent autant de plaies médiatiques et d’effondrements symboliques.
Une communication plus directe
Toute une époque de l’art réclame la fin du spectacle, qui dans sa forme classique reposait sur la coupure sémiotique, le cube scénique et les prestiges distants d’une graphosphère qui ne fonctionne qu’en différé ; on lui préfère aujourd’hui l’expression, le direct et les poussées indicielles.
La montée de l’impression – de ce qui touche sur le mode de l’empreinte, pas seulement chez les Impressionnistes – renverse la dynamique des signes, chargés non plus de représenter mais d’agir par leur forme même : les lignes, les couleurs, les rythmes… Le modèle de la peinture devient la musique, et l’impression prépare l’emprise. La figuration de l’objet se dissout pour faire place nette aux contagions de l’affect, ou de LA VIE, comme écrit Tzara en lettres capitales à la fin de son trépidant Manifeste de 1918, c’est-à-dire aussi bien du Réel. Par les bruits, les collages, la vitesse, la fantaisie typographique, l’automatisme et les jeux du hasard, Dada ridiculisa la représentation, la distance spéculative, le jeu des formes émasculées des forces, et il traqua la coupure sémiotique pour l’écraser partout. L’accueil toujours vivace du dadaïsme (comme on vit en 2005 à Beaubourg) est un symptôme parmi d’autres de cette impatience et de cette défiance anti-représentatives – à tous les sens du mot.
Or, une vie proprement humaine ne tient-elle pas aux ressources mystérieuses du représenter ? De même que le pouce est opposable aux doigts de la main – ressource primordiale de notre hominisation – la représentation nous est opposable, c’est-à-dire détachable. Re-présenter nommerait ces états de conscience avec lesquels je peux jouer, ou que je peux zapper. Une vive douleur n’est pas de ce registre (détachable) ; pas davantage ce qui touche au monde propre, ou au milieu dans lequel chaque vivant évolue avec la sûreté de l’instinct, sans en faire l’objet d’une connaissance théorique. H2O n’est pas un objet représentable pour le poisson, mais, aux deux sens du mot, la solution – ses problèmes commencent au-delà de cette enveloppe fluide, par exemple si elle vient à manquer.
Il y a danger pour nos médias, qu’on dit de représentation, quand ils tentent de manipuler en direct cette enveloppe protectrice, et de faire du message un massage – par la musique, la sensation ou les « coups » (de pub, de cœur, de bluff…). Comment, couvrant une guerre ou un présent trop pressant, la presse va-t-elle nous faire délirer ou au contraire raison garder ? L’éthique de la représentation, notamment des images, place chaque journaliste au carrefour, entre la coupure sémiotique ou le lâcher-tout indiciel : aura-t-il la force de couper, et de servir d’interrupteur face aux déferlantes de la violence et du voyeurisme, ou va-t-il surfer sur l’aubaine, voire renchérir comme l’opinion d’ailleurs l’en presse ? L’information sera-t-elle explicative, cathartique – ou bêtement traumatisante ? Poser la question revient à demander si l’information restera l’information.
Présence interprétée
Nous étions partis du concept d’une « représentation » marquée par la répétition et la substitution, d’où plusieurs avantages : l’émergence d’un monde symbolique doublant le monde réel avec des effets d’allègement, de catharsis ou de différé, tout ce que résume la formule de contenir le réel (à bonne distance). Célébrant les vertus éthiques, esthétiques, civilisatrices de la représentation, nous faisions donc un éloge du retard, de la mise à distance et de la coupure sémiotique opposés au direct et à une présence pressante, étouffante.
Deux observations esthétiques contraignent toutefois à nuancer cette première acception. Au théâtre d’abord : l’acteur n’est pas supprimée par l’apparition de son personnage. Les formes mixtes, que le théâtre contemporain emprunte au cirque ou à la danse, montrent la surprésence d’un corps en représentation non par allègement, ni saut dans l’idéalité du symbole mais, inversement, par la vertu d’une présence ou d’un présent accentué. De substitutif, notre préfixe re- peut s’avérer augmentatif ou emphatique : la re-présentation est une présence renforcée, surlignée.
L’autre observation tirée de l’art contemporain suggère le peu de substitution, et là encore une présence réelle préférée à la représentation ou aux transpositions mimétiques. Sans être l’ennemie de la présence, la représentation modifie donc quelque peu celle-ci. En la sémiotisant, en la cadrant ou la hiérarchisant, elle contribue à desserrer son carcan. Représenter serait toiletter le réel pour qu’il soit mieux perçu par beaucoup, mais aussi rendre la présence ou le présent disponibles, voire optionnels (on peut quitter son siège au théâtre, on n’est pas forcé de regarder la télévision). Le second degré propre à toute scène fait appel à la liberté du sujet, à sa mémoire, à son savoir ou à ses facultés d’interprétation – au rebours de la fascination, de la terreur ou de l’emprise. Sa Majesté la Représentation est un autre nom de la Catharsis.
Bibliographie
Diderot Denis, Paradoxe sur le comédien.
Rousseau Jean-Jacques, Lettre sur le spectacle.
Tzara Tristan, Manifestes dada (1918).
Artaud Antonin, Le Théâtre et son double.
Debord Guy, La Société du spectacle Buchet-Chastel, 1967).
Cahiers de Médiologie N° 1, « La Querelle du Spectacle » (sous la direction de Daniel Bougnoux, Gallimard, 1996).
1. Dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles..