Avant tout jugement de valeur sur la doxa du jour, c’est l’idée et le fait de la frontière que nous voudrions examiner sous toutes les coutures.
Ouverture et fermeture du sommaire
Ouverture par Michel Melot et Régis Debray
On les croyait estompées et voilà qu’elles reviennent, agressives, démultipliées et souvent contrefaites en murs infranchissables. Commençons par un relevé de positions, au fil des temps et des lieux.
Actualité et permanence des frontières
par Michel Foucher
La frontière est l’objet géopolitique par excellence, car elle manifeste le plus clairement l’articulation étroite entre le politique et le territoire. À quoi servent les frontières ? Quelles sont leurs fonctions ?
Territoire et conflit
par François-Bernard Huyghe
Pas de guerre sans frontière, pas de frontière sans guerre. Dans son étymologie « frontière » est un concept militaire. Apparu en 1213 pour désigner une armée qui établit sa ligne de front, le mot renvoie à la limitation entre deux États à partir de 1360. Cette ligne invisible, entre puissances et volontés politiques en transcrit l’équilibre sur la carte.
La terre de personne
par Claudia Moatti
Sur la Table de Peutinger, copie médiévale d’un Itinéraire du IVe siècle de notre ère, représentant les routes de l’Empire romain, un espace vide porte deux inscriptions : fines Romanorum, « territoire limitrophe des Romains » ; et fines exercitus syraitice et commercium Barbarorum, « territoire limitrophe de l’armée de Syrie et espace d’échanges avec les Barbares ».
Technologies de la frontière
par Catherine Bertho Lavenir
La médiologie nous incite à considérer la frontière sans en négliger la matérialité. Considérons les frontières des États. On identifiera sans peine trois éléments qui intéressent le médiologue : la technologie qui porte le message ; le message lui-même et sa portée symbolique ; l’institution enfin, qui assure la transmission dans le temps et permet la communication dans l’espace.
Berlin-Genève
par Gabriel Galice
La frontière politique définit un territoire. Définir signifie 1) déterminer par une formule précise, 2) caractériser, 3) préciser l’idée de, 4) fixer les limites de, définir un lieu, un terrain, une surface. La France a eu très tôt des frontières… avant même d’exister de façon formelle.
Sans frontières, mais pas sans passeports
Questions à Rony Brauman
D’où vient le nom de Médecins sans frontières ? Était-ce une protestation, et, si oui, contre quoi ? L’ambition initiale des fondateurs de MSF était la création d’un corps international d’urgentistes, mais elle a varié par la suite…
L’Oyapock, frontière impossible
par René Nouailhat
Quand on parle des frontières de la France, on oublie souvent que la plus longue est celle avec le Brésil : plus de cinq cents kilomètres entre le nord de l’État brésilien de l’Amapá et le sud de la Guyane française. Une frontière paradoxale à bien des titres...
Dans la nature, elles muent, se déplacent au gré de nos outils, de nos découvertes et de nos prothèses. Toujours en dispute, mais toujours en service, elles demeurent nécessaires à l’organisation et à nos représentations du monde.
Le minéral et le vivant
par Jean-Paul Poirier
Dans mon enfance, un petit jeu de société consistait à faire deviner à un joueur le nom d’un être choisi, en son absence, par le reste du groupe. La première des questions successives par lesquelles le joueur s’approchait de la réponse était traditionnellement : « Animal, végétal ou minéral ? »
La chute du mur entre les espèces
par François-Joseph Lapointe
L’Origine des espèces ne contient qu’une seule figure : un arbre phylogénétique qui illustre sa théorie de la descendance avec modification ; une représentation fictive de la radiation évolutive qui a servi à la formation, voire à l’endoctrinement, de plusieurs générations de systématiciens…
Frontières animales
par Pierre d’Huy
Des espaces limités par des frontières, la nature n’en est pas avare. Le monde animal livre une succession d’espaces délimités, à commencer par celui, lisible et circonscrit, de la membrane de chacune des milliards de cellules de ses êtres vivants. La description de la frontière naturelle, c’est la description basique de la limite de l’identité de ses entités.
Le corps, nouvelle frontière
par Françoise Gaillard
« Le corps, déjà entraîné dans les métamorphoses par l’action conjointe des technologies du vivant et des autres, pourrait ne plus être la seule manifestation d’une présence humaine sur une terre où auraient surgi des doubles biologiques : les clones, des doubles techniques : les humanoïdes et des « multiples » immatériels issus du monde virtuel. » Georges Balandier
Les terres promises d’Amos Gitaï.
Entretien avec Pierre-Marc de Biasi
Toi qui es né en Israël, après 48, tu as fait l’expérience forcée de la diaspora en étant rejeté de ton pays : une expérience qui coïncide avec un tournant majeur dans ton travail puisque c’est à ce moment-là que tu as franchi la frontière du genre pour devenir réalisateur de fictions, même si tu n’as pas abandonné le film documentaire.
Ernest Pignon-Ernest : le perce-muraille
Avec Ernest Pignon, même les « murs de sécurité » ne sont plus en sécurité. Il les prend à leur propre jeu : d’un pan de béton brut, il fait un panneau d’exposition. Faits pour nous empêcher de voir ce qu’il y a derrière, il s’en sert pour nous faire voire ce qu’ils auraient voulu nous cacher : des hommes, connus ou inconnus ; des martyrs oubliés ; des corps dans toutes les positions…
Entrouvert : périmètres de la personne en hypersphère
par Louise Merzeau
Derrière le fantasme du sans-frontiérisme, on trouve souvent le postulat que l’hypersphère serait l’ennemie de la frontière. « Habiter le réseau comme un monde » est autre chose que « mettre le monde en réseau ». Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi est faite la peau de l’animal numérique, quels sont les contours de l’individu connecté et qu’en est-il exactement de ce brouillage des frontières entre public et privé qui sert d’étendard aux discours sur la société de la transparence ?
Les murs de l’argent
par Charles-Henri Filippi
Dans la montée du capitalisme financier, c’est bien l’échappée – hors de la frontière et de la règle – qu’avant tout nous percevons. Mais, si la frontière est ce qui unit et sépare, forme une identité et délimite un pouvoir, l’universalisme du marché ne serait-il alors qu’une apparence, un nuage de fumée qui dissimule transitoirement à nos yeux les nouvelles frontières du monde ?
La ville sans rempart
par Philippe Vuaillat
Il nous aura fallu plusieurs millions d’années d’équilibre sur notre branche du grand arbre de l’évolution pour passer du nid aux premiers essaims un peu sophistiqués qu’on appellera « villes ». La vie collective a, depuis quarante à cinquante mille ans, accéléré l’invention et la diffusion d’outils de médiation dans l’espace et dans le temps. Depuis cinq à sept mille ans, ces outils ont été améliorés par les « improductifs » que le développement d’une agriculture capable de surplus permit de nourrir « en ville » : gouvernants, religieux, scribes, négociants, guerriers, mathématiciens, astronomes, ingénieurs, artistes, etc.
Le patrimoine illimité
par Michel Melot
L’instauration par l’Unesco d’un patrimoine culturel mondial, en 1972, consacre le postulat selon lequel l’humanité a des intérêts et des biens communs. Les biens communs de l’humanité ne cessent de poser problème aux juristes, confrontés à ce paradoxe d’un bien sans propriétaire.
Je les aime, je les déteste
par Gilles Lapouge
De ces frontières, je voudrais traiter comme d’un roman, ce qui m’autorise à me contredire moi-même. N’est-ce pas là une des commodités de l’art romanesque ? Il ne connaît pas le principe de non-contradiction. Il consacre trois cents pages à montrer que son héros est méchant et gentil, qu’une femme est laide comme la Bérénice d’Aragon et belle comme la Bérénice d’Aragon…
Bricolages identitaires
par Paul Soriano
En être ou ne pas en être ? Comment définir et délimiter une « identité », sexuelle, ethnique, nationale ou religieuse ? Quel rapport entre ces formations sociales aux frontières incertaines et l’identité d’un sujet, ce qu’il est ou ce qu’il devient, à travers ses appartenances, allégeances et dissidences ? Si les marqueurs identitaires exhibent une soumission au collectif, un sujet sait en jouer dans sa quête de distinction.
Frontières de l’universel
par Maurice Sachot
Trois régimes culturels majeurs sont en conflit dans l’espace français. Le premier est bien antérieur à la création de la nation française, il s’agit de la christianité. Le deuxième est spécifiquement français et a pris forme avec la Révolution, le républicanisme laïque. Le troisième, s’il a des origines lointaines, cherche maintenant à s’imposer : le libéro-capitalisme dans sa version la plus radicale.
Inventer des frontières
par Nathalie Heinich
En avril 1997, je venais de mener une enquête sur l’art contemporain qui m’avait sensibilisée à la question du jeu avec les frontières, constitutive de ce genre de l’art puisqu’il n’y a pas d’ » art contemporain » sans mise à l’épreuve des frontières de l’art telles que les conçoit le sens commun. J’en avais retiré la certitude de la nécessité des frontières…
Un genre frontalier : le documentaire
par Karine Douplitzky
Il faut attendre plus de vingt ans après la naissance du cinéma pour que soit comblé le no man’s land entre la fiction, héritée des spectacles de magie, et les actualités, enfantées par les frères Lumière. Le documentaire s’installe alors dans cet entre-deux, inconfortable mais privilégié, qui sépare l’imaginaire de la réalité.
Portes et fenêtres : pour un discours de la méthode afin de bien conduire sa maison
par Robert Damien
L’homme est un être maisonnable. Il n’est vraiment devenu humain que doté de maison et ne le reste que de demeurer. Il est de multiples formes de maisons, et on en peut changer, et c’est cette transformation dont l’histoire fait la narration.
L’humanité en partage
par Daniel Bougnoux
La question de la frontière a d’intéressantes implications médiologiques, qui touchent à la logique du milieu, du monde propre, et à quelques notions connexes. Le point de départ est qu’il faut des frontières, pour l’individu comme pour le collectif, et notre colloque à cet égard prolonge « le nouage du nous » : selon quels modes un collectif peut-il se clore, et comment cette clôture est-elle pourvoyeuse de consistance et d’identité pour le je autant que pour le nous ?
La frontière public-privé
par Maryvonne de Saint-Pulgent
Au nombre des spécificités françaises, dont nous aimons autant nous glorifier que nous fustiger, je mettrais volontiers la frontière public-privé, au sens de « secteur public » et « secteur privé ». Pour mesurer sa force symbolique, pensons à la bataille parlementaire de 1981 sur les nationalisations et à la conviction de leurs partisans qu’elles faisaient passer la France « de l’ombre à la lumière ».