L’entreprise classique est dirigée par ses managers (le gouvernement) sous le contrôle lointain de ses actionnaires (le souverain), suivant un schéma quasi politique. Mais la montée en puissance du pouvoir actionnaire dans le courant des dernières décennies a conduit à mettre en œuvre des dispositifs limitant le pouvoir des managers au profit de l’ensemble des « stakeholders » (les différents acteurs impliqués dans l’entreprise) et tout particulièrement des « shareholders » (les actionnaires).
Toujours dans la sphère économique, mais au-delà des frontières de l’entreprise, la notion de gouvernance va s’étendre à l’organisation des relations entre les grandes firmes et les pouvoirs publics, dans le cadre d’une régulation, en réponse notamment aux problèmes d’environnement. Ces relations peuvent également prendre la forme de « partenariats public-privé ».
Plus généralement, la gouvernance désigne désormais un mode de gestion des affaires associant les « parties prenantes » que sont les pouvoirs publics et les représentants de la « société civile », et cela à différents échelons territoriaux : gouvernance urbaine, régionale, européenne, mondiale.
« Governance »
« Le mot anglais governance a été remis à l’honneur dans les années 1990 par des économistes et politologues anglo-saxons et par certaines institutions internationales (ONU, Banque mondiale et FMI, notamment), de nouveau pour désigner « l’art ou la manière de gouverner », mais avec deux préoccupations supplémentaires ; d’une part, bien marquer la distinction avec le gouvernement en tant qu’institution ; d’autre part, sous un vocable peu usité et donc peu connoté, promouvoir un nouveau mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile à tous les niveaux (national, mais aussi local, régional et international) »
(Etymologie du terme « gouvernance », https://ec.europa.eu/governance/doc...).
Au niveau « global », et à défaut de gouvernement ou même de « corps politique » mondial, par delà les relations internationales dans une société des nations, la gouvernance serait la forme spécifique de régulation d’un monde dont le marché est devenu l’englobant.
« Quand la France oppose « l’Europe des peuples » à « l’Europe des marchés », elle se fait plaisir, mais elle s’illusionne, car elle abandonne aux Anglais le vrai pouvoir d’organisation de l’Union. La bonne bataille, comme l’explique Philippe Herzog, est d’accepter que l’Europe soit devenue une affaire de marchés, mais qu’il y a différentes façons d’organiser ces marchés, qu’il y a « différents modèles de marchés » : c’est là qu’il faut agir. » (Eric Le Boucher, « Nicolas Sarkozy et l’Europe des marchés », Le Monde du 13 mai 2005).
La gouvernance s’introduit désormais jusque dans les territoires pourtant dotés d’un gouvernement, à savoir les Etats-nations. Elle apparaît sous des formes diverses, depuis le développement des « autorités administratives indépendantes » jusqu’aux dispositifs de consultation des citoyens de type « enquête publique », sur des projets d’équipements par exemple. Dans le même temps, la déploiement de « nouveaux supports d’opinion » (blogs et autres sites communautaires ou citoyens) illustre une autre forme d’irruption de la société civile dans le débat, transgressant les monopoles médiatiques ou politiques d’’accès à l’espace public. Déjà, dans le monde anglo-saxon ou scandinave, la gouvernance s’assimile de plus en plus au « management public ».
A défaut de définition canonique, on peut cerner la réalité de la gouvernance en énonçant les principes sur lesquelles elle repose :
1) L’association (représentation) de la « société civile » à la gestion des affaires.
2) L’universalité et la spécialisation : la gouvernance est plus « universelle » que le gouvernement dans la mesure où elle peut être mise en place à tous les échelons territoriaux (du local au global), voire sans référence territoriale précise ; mais elle est assez couramment spécialisée thématiquement et peut même faire place à des groupes ad hoc pour le traitement d’un problème particulier.
Il n’existe pas d’institution centrale de gouvernance mondiale, mais celle-ci est en quelque sorte « distribuée » dans différentes institutions existantes (l’ONU et ses différentes organisations spécialisées, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC...), des groupes de nations (le « G7 » ou « G8 »), des « sommets » consacrés à un thème, ou encore des institutions informelles tel le Forum économique mondial de Davos, etc.
Global Compact
En 1999, au Forum économique mondial de Davos (Suisse), le Secrétaire général a proposé un
« pacte mondial » entre l’ONU et les entreprises ; la phase opérationnelle du Pacte a été lancée au Siège de l’ONU à New York, le 26 juillet 2000 (Déclaration de Kofi Annan).
Ce pacte a pour objectif de permettre à tous les peuples de la planète de bénéficier des avantages de la mondialisation et d’ancrer les marchés mondiaux à des valeurs et pratiques indispensables pour répondre aux besoins socioéconomiques. Le Secrétaire général a demandé aux entreprises du secteur privé d’adhérer à dix principes et de les traduire dans leur pratique. Il encourage également les dirigeants syndicaux et les représentants de la société civile à s’associer au Pacte et à en faire une tribune de débat sur les aspects controversés de la question de mondialisation et du développement. Le 20 avril 2006, le Secrétaire général a nommé un groupe de 20 leaders des milieux d’affaires, du monde syndical et de la société civile pour siéger au Conseil d’administration du Pacte mondial des Nations Unies. Ce même jour a été créée la Fondation pour le Pacte mondial, organisme à but non lucratif chargé de lever des fonds auprès du secteur privé afin de soutenir les ambitions du Pacte mondial.
3) Le pragmatisme : principe de négociation entre parties prenantes, dont la représentation, celle de la société civile notamment, n’est généralement pas fondée sur des principes démocratiques (élection), mais plutôt sur l’expertise et la compétence, l’autorité morale...
4) Le principe de subsidiarité, comme conséquence du pragmatisme : on traite les problèmes au niveau où ils sont susceptibles d’être résolus.
5) L’insistance significative à distinguer la gouvernance du gouvernement :
« Le terme de gouvernance est un néologisme utile parce qu’il s’agit de réfléchir à la façon dont l’économie mondiale est gouvernée, et que le terme usuel de « gouvernement » porte une connotation de centralisation susceptible d’en affecter la compréhension. Gouvernance exprime le problème de base de l’organisation économique internationale : comment gouverner sans gouvernement ? » (Conseil d’analyse économique, La Gouvernance mondiale, Documentation française, 2002, p.12).
La gouvernance serait affectée par ses origines (l’entreprise, l’économie) : elle serait le mode de régulation d’une « société de marché » à peine corrigée par une éthique, sociale et environnementale, de durabilité.
« La dynamique d’une société de marché repose, selon nous, sur cinq principes : la généralisation de la vérité des prix dans le secteur marchand, l’extension de la sphère marchande à des secteurs qui en étaient partiellement ou totalement exclus, la prégnance croissante de la logique marchande dans la construction et la reconnaissance des identités professionnelles, la pénétration de l’imaginaire marchand dans les rapports sociaux, le développement de la logique marchande dans la régulation des biens publics non marchands. » (Zaki Laïdi, Rapport du CAE cité, p. 194).
La gouvernance se situerait donc, dans une perspective saint-simonienne, à mi-chemin entre l’administration des choses et le gouvernement des personnes. Elle se conformerait au slogan bien connu : « il faut gérer la nation comme une entreprise ».
La gouvernance équivaudrait donc une sortie du politique, ce dont témoigneraient aussi bien la distinction systématique avec le gouvernement que la carence de procédures démocratiques (voir infra) ou encore l’absence d’institutions stables et visibles au sein de l’espace public.
Elle s’inscrirait néanmoins dans un projet politique : l’adaptation des « anciennes structures » (notamment les Etats-nations souverains) à la globalisation marchande régulée, face aux résistances, sociales, identitaires, politiques, idéologiques, qui font encore obstacle à la libre circulation des biens et des personnes.
La deuxième type de critique, sans nécessairement remettre en cause les principes mêmes de la gouvernance, en souligne plus précisément le déficit démocratique, notamment pour ce qui est de la représentation de la société civile : substitution de la négociation ou de la « transaction », le plus souvent entre « experts », aux procédures d’élection au suffrage universel, de débat contradictoire et de délibération, caractéristiques de la démocratie. En d’autres termes : la substitution d’un gouvernement des experts (souvent intéressés) au gouvernement des élus.
D’un point de vue médiologique, on pourrait ajouter que la gouvernance transforme radicalement l’espace-temps du politique : elle substitue l’horizontalité du réseau hors du temps (« éternel présent » de la régulation permanente) à la verticalité de l’action politique territorialisée et temporalisée par les événements ou les échéances électorales.
« La gouvernance exprime un nouveau paradigme du pouvoir qui passe moins par une hiérarchie fixe et statique que par des réseaux souples, modulables et fluctuants. » (Zaki Laïdi).
Toutes ces critiques sont fondées. On peut cependant leur reprocher de juger prématurément un dispositif en devenir, d’autant moins achevé qu’il se veut pragmatique et n’a sans doute pas fini de surprendre, même ceux qui l’ont inventé...
La principale innovation introduite par la gouvernance est sans doute d’avoir mis en lumière et en valeur la notion de « société civile » en exposant au grand jour les ambiguïtés qui pèsent sur cette notion, et réalité qu’elle désigne, dans les grandes démocraties modernes.
Au XVIIe siècle, chez Locke, notamment, la société civile n’est rien d’autre que la société sortie de l’état de nature, avant l’institution du pouvoir. Par la suite, le terme a acquis une tout autre signification, intellectuellement et politiquement suspecte. Regroupant ce qui n’est ni privé ni public, elle inclut, au sens large, les entreprises et les associations et, au sens étroit, seulement ces dernières. On distingue alors trois sphères : les institutions politiques, le marché et la « société civile ».
La définition proposée par Habermas (Droit et démocratie, Gallimard, 1991), montre assez la difficulté (et l’obscurité !) ou a sombré le concept : « La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée ».
Dans ces conditions, il est possible que la gouvernance, à supposer même que ses inventeurs et promoteurs aient en vue une « sortie du politique », favorise au contraire un retour de la société civile dans l’espace politique où elle est trop longtemps apparue comme une intruse.
Encore faudrait-il pour cela que les structures de gouvernance actuelles, et singulièrement, en effet, leurs modes de représentation de la société civile, accueillent les principes démocratiques qui leur font incontestablement défaut.
Le rapport du Conseil d’analyse économique, La Gouvernance mondiale, Documentation française, 2002, accessible en pdf sur le site du CAE, offre un vaste panorama, documentaire et critique, sur le sujet. http://www.cae.gouv.fr/rapports/037.htm
Il existe un Livre blanc de la gouvernance européenne (juillet 2001), contenant « une série de recommandations sur les moyens de renforcer la démocratie en Europe et d’accroître la légitimité des institutions. » . Voir : http://ec.europa.eu/
Dans la très abondante littérature sur la gouvernance, nous avons retenu quatre ouvrages :
Claude Revel, La Gouvernance mondiale a commencé. Acteurs, enjeux, influences... et demain ?, Ellipses, 2006.
Alain Caillé (sous la dir. de) Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, 2006.
Jean-Christophe Graz, La gouvernance de la mondialisation, La Découverte, 2004.
Josepha Laroche (sous la dir. de), Mondialisation et gouvernance mondiale, PUF, 2003.