Le 7 janvier 2015 à 12h52, @jachimroncin publie sur Twitter une image qu’il a réalisée en hommage à la rédaction de Charlie Hebdo, où douze personnes viennent d’être assassinées à peine une heure et demi plus tôt. On y lit, en lettres blanches et grises sur fond noir, dans une typographie inspirée du logo de l’hebdomadaire, les mots JE SUIS CHARLIE. Dès 12h59, le message commence à circuler sur Internet accompagné du hashtag #jesuischarlie.
À 22h50, le robot du service Favstar, qui comptabilise le nombre de messages que les utilisateurs marquent comme « favori », félicite l’auteur pour avoir atteint les 500 marquages. Il recommence le 8 janvier à 8h33 pour signaler que le tweet a été mis en favori plus de 1000 fois. Dans la soirée, une dépêche AFP mentionne un « raz-de-marée, inédit autour d’un seul hashtag, [lequel] a culminé mercredi à 21h30 avec 6 500 tweets par minute comportant ce mot-clé ». En une journée, le hashtag atteint les 3,4 millions d’occurrences, et en moins d’une semaine, il figurera dans plus de 5 millions de messages. Ceux-ci ne se limitent pas à la France, mais proviennent de tous les continents, comme l’atteste une visualisation spectaculaire rapidement réalisée par un internaute à partir des données de géolocalisation des tweets postés le 7 janvier avec l’outil CartoDB, qui permet de générer des cartographies dynamiques.
Cette combinaison du slogan, du visuel et du mot-clé jesuischarlie constitue donc un cas remarquable de viralité numérique, en termes d’étendue géographique et de vitesse de propagation. Mais sa dynamique, tant technique que symbolique, en fait surtout un phénomène médiologique exemplaire, qui dépasse de loin ses enjeux strictement médiatiques (lesquels doivent d’ailleurs être nuancés si on les met en regard d’autres contenus – comme le hashtag #Lol par exemple – bien plus relayés sur une plus grande échelle de temps).
Tout d’abord, c’est la première fois dans l’histoire qu’un mouvement d’opinion de grande ampleur, allant jusqu’à rassembler près de 4 millions de personnes dans la rue, adopte comme bannière une image et une devise directement issues de Twitter. On peut y lire le signe d’un basculement consommé de la société dans l’hypersphère. Quand bien même le nombre d’utilisateurs actifs sur la plateforme (un peu en-dessous des 7 millions) est encore très inférieur à celui des téléspectateurs ou des lecteurs de PQR, le rapport de force entre les sphères médiatiques s’est, sinon inversé, du moins rééquilibré : les « grands médias » sont de plus en plus contraints de suivre le web, et un hashtag peut désormais voyager bien au-delà de la plateforme et même de l’Internet, jusque dans la rue. En bref, il n’est plus besoin d’être sur Twitter pour que nos actions ou nos représentations soient en partie influencées par ce qui se passe sur Twitter.
À la différence du « Ich bin ein Berliner » prononcé par Kennedy en 1963 et du « Yes, we can », tiré d’un discours d’Obama et mis en musique par will.i.am sous forme d’un mashup de visages et de voix célèbres diffusé sur YouTube, le succès de la formule jesuischarlie est étranger à tout processus top-down. D’origine non oratoire et quasiment anonyme – l’identité de son auteur, un graphiste peu connu, ne sera découverte qu’après coup – le syntagme ne doit sa force qu’à l’efficacité de son médium, hors de tout autre système d’autorité, dans une horizontalité caractéristique des réseaux sociaux. Associant la viralité du micro-blogging, l’impact visuel d’un logo minimaliste aisément reconnaissable et la puissance illocutoire de l’énoncé, jesuischarlie porte à son plus haut degré le principe médiologique qui veut qu’un message est d’autant plus performant qu’il intègre l’instruction de sa propre reproduction. En ce sens, les chiffres mentionnés en introduction font eux-mêmes partie du processus. Dans l’ensemble des espaces en ligne et quels que soient le terminal ou la plateforme utilisés, les contenus sont en effet non seulement comptabilisés, mais aussi affichés avec leur score (nombre de vues, nombre de retweets, nombre de like…). Cette comptabilité affecte ainsi doublement la hiérarchie des informations : d’une part en faisant remonter automatiquement les contenus populaires dans les classements, d’autre part en influençant les utilisateurs ainsi incités ou confortés dans leur choix. C’est particulièrement notable lorsque le phénomène atteint comme ici des proportions de masse, car c’est à travers ces scores qu’une foule d’utilisateurs dispersés qui ne se voient pas et ne se parlent pas peut commencer à s’éprouver comme telle et se renforcer du sentiment de sa propre multitude. Le désir d’autoréférence du collectif ainsi formé se signale également dans des pratiques d’agrégation visant non seulement à partager mais à convertir la participation en collections. C’est ce qu’on observe par exemple sur les plateformes Instagram ou Pinterest, où des internautes ont rapidement créé des pêle-mêle numériques dans le but de rassembler les innombrables photos, dessins et Une de journaux qui ont alimenté, décliné et enrichi la circulation du mot-clé [1]. L’allusion aux livres-jeux Où est Charlie, où le lecteur doit retrouver un personnage au milieu d’une foule bigarrée, se télescope alors à ces effets d’accumulation, pour revêtir une signification que les rassemblements du 11 janvier rendront manifeste : « où est Charlie ? – Partout. »
Sur le plan rhétorique, la pratique du hashtag a atteint, en se banalisant, une maturité qui permet d’en faire des usages diversifiés et subtils, dans un espace textuel extrêmement limité. Placé dans le corps du message, il est une clé d’index permettant de rattacher le post à un ensemble plus vaste contenant les mêmes termes ou portant sur le même sujet. Placé après le texte, il peut servir à le moduler ou le commenter plus ou moins ironiquement, à la manière d’un clin d’œil ou d’un aparté. Placé en tête ou à la fin, il permet enfin de catégoriser le message, en affichant une appartenance ou une identité. C’est surtout cette dernière fonction qui est activée dans le cas de #jesuischarlie. Le mot-dièse vient alors redoubler la forme syntaxique pour faire du message une sorte de tautologie performative, qui se boucle sur elle-même tout en s’ouvrant à une infinité de reprises et d’appropriations. Là où « Yes we can » n’était qu’un effet d’annonce (bientôt démenti par les faits), jesuischarlie a la force imparable du cogito : écrire ou proférer ce désir d’identification, c’est l’accomplir et le propager.
Beaucoup parmi les intellectuels ont cru bon de stigmatiser la pauvreté sémantique de la formule et d’en conclure à sa vacuité politique, en ne retenant que les vertus publicitaires du slogan. Ils n’ont pas vu – ou pas voulu voir – qu’elle cristallise au contraire une expressivité et une efficacité d’une grande richesse. Si elle part d’une identification d’abord émotionnelle, la forme grammaticale du « je suis… » ne s’épuise en effet ni dans l’empathie, ni dans l’imitation factice ou grégaire, car elle est d’abord rhétorique et eucharistique. Je parle pour le mort et prends sa place, pour qu’il ne soit pas mort, pour raturer une mort que je refuse. « “Ceci est mon corps”, “Je suis Charlie”. Corpus Charlie » [2]. Il s’agit de répondre, de s’opposer, de résister à la violence par un geste qui, précisément, s’en tient au seul registre de l’expression. En ce sens, la sentence rappelle aussi le « Nous sommes tous des juifs allemands », scandé par les syndicats étudiants au lendemain de l’interdiction de séjour prononcé contre Cohn-Bendit le 24 mai 1968. Mais, à la différence de celui-ci, l’objet même de l’identification n’est pas ici une personne réelle (fût-elle érigée en symbole), mais une figure, un motif, un image faite de quelques lettres, qui ne renvoient ni à l’hebdomadaire, ni à ses dessinateurs, ni à l’ensemble des victimes des attentats, mais à tout cela à la fois et beaucoup plus encore.
L’une des caractéristiques du jesuischarlie réside en effet dans le jeu de substitution qu’il autorise et stimule. Une fois transporté dans la position élocutoire de l’autre, libre à chacun de donner un visage ou un nom à ce Charlie qui fonctionne à la manière d’un symbolon. La formule, comme on l’a vu sur Twitter ou pendant les marches du 11 janvier, peut alors se décliner en autant de « je suis – Cabu, juif, flic, musulman, français, etc. », sans parler des multiples variations linguistiques à travers le monde. Le sens repose à la fois dans l’interchangeabilité des termes – qui dit l’identité, l’égalité, la fraternité – et dans les innombrables inflexions singulières, qui disent une individuation en acte.
Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes ont très vite demandé à Joachim Roncin s’ils pouvaient reprendre son visuel pour l’utiliser eux-mêmes comme avatar. Dans les fils Twitter, les murs Facebook, les commentaires de blogs, une conversation s’est alors nouée entre des centaines d’individus qui avaient tous le même « visage ». Par cette dynamique identificatoire, l’efficacité symbolique du jesuischarlie se situe à égale distance du masque des Anonymous et du selfie. Entre la manifestation théâtrale et menaçante d’une identité qui se refuse et la réflexivité phatique d’un cliché de soi qu’on échange avec ses proches, le logo spontanément adopté par des milliers de personnes a donné un corps à une collectivité qui n’était guère visible comme telle dans l’espace public. De symptôme d’un ébranlement affectif, jesuischarlie est devenu une marque de reconnaissance et un signe de ralliement. Le pathos s’est converti en éthos collectif.
Cette logique identitaire n’est donc pas celle du logos, et il est vain d’y chercher la distance d’une rationalité en surplomb. Sa force de persuasion ne procède pas du raisonnement ou de l’argumentation, mais de l’imagination, de la bienveillance et de l’engagement, vecteurs de « transformation d’un tas en tout ». Cette énergie a bien sûr sa part obscure, et l’on sait les dérives toujours possibles d’une foule qui ne pense pas.
Mais les effets de masse sont ici contrecarrés par une dynamique identitaire d’un genre nouveau. L’hypersphère n’est pas la vidéosphère, et l’on aurait tort de confondre l’efficace de jesuischarlie avec les logiques de storytelling orchestrées aussi bien par les terroristes que par les chaînes d’information continue qui couvrent leurs exactions. Suspens, voyeurisme, addiction… la captation forcée de l’attention par les preneurs d’otages et par le direct télévisuel prive les sujets de leur identité et de leur liberté, et l’enjeu de ces détournements est d’imposer à tous l’unité de lieu et de temps d’une même terreur. À l’inverse, « la médiation identitaire » [3] substitue au modèle de la téléréalité un « design de la visibilité » [4], où l’individu est appelé à paramétrer des rôles, des faces et des liens, par une activité stratégique de réglage des distances. Dans ce régime de présence modelé sur les réseaux numériques et non plus sur le flux audiovisuel, l’individu devient lui-même le média par où passent les courants du collectif. Opérateur de multiplication, de recommandation et de dérivation, l’usager, associé au milieu technique qui le conditionne et qu’il transforme, est un échangeur. La réflexivité qui se manifeste et se construit dans cette plasticité n’est narcissique qu’à la marge. Son régime est celui du partage et de la circulation, chacun n’existant qu’à travers le relais des autres.
On pourra m’objecter que les mêmes réseaux servent de vecteur au processus d’identification exactement inverse, celui qui pousse un nombre croissant de jeunes internautes à se radicaliser et à rejoindre les zones d’entraînement militaire et de combat. Sans développer ce qui nécessiterait une analyse beaucoup plus approfondie, deux remarques peuvent être faites en réponse à cette objection. L’enjeu est bien, dans les deux cas, celui d’une construction identitaire à la fois individuelle et collective, par un tissage de structure conversationnelle et réticulaire, où le messager sert de médium. En ce sens, #jesuiskouachi relève de la même économie informationnelle que #jesuischarlie : le conducteur conditionne la physique de coalescence et de propagation, pas le contenu. Ce constat doit cependant être aussitôt nuancé dans la mesure où, du côté des thèses djihadistes, le principe d’automédiation est très largement instrumentalisé et téléguidé par des stratégies de propagande autoritaires beaucoup plus classiques, sur un mode top-down (impliquant notamment la production et la diffusion quasi industrielle de vidéos). Ici, l’organisation matérialisée précède encore l’efficacité de la matière organisée.
De leur côté, ceux qui ont clamé « je suis Charlie » n’ont pas seulement exprimé une empathie facile sur un registre victimaire. Ils se sont fait les vecteurs d’une identité collective qu’on avait cherché en vain à fabriquer d’en haut. Dans la multitude de ses déclinaisons, le motif jesuischarlie peut en effet être vu comme une réponse – et un correctif – au débat nauséeux sur l’identité nationale lancé par Sarkozy en 2009. À l’injonction d’une définition de la nationalité imposée de l’extérieur, encourageant clivages et exclusions, une large communauté a opposé le libre jeu des posts, des tweets, des pancartes et des dessins humoristiques. Chacun fabriquant son médium et se faisant lui-même médium, chacun s’identifiant à l’autre tout en jouant sa partition. Dans le miroitement des connexions, des duplications et des variations, une unité a bien été produite. Ce n’est celle ni du sol, ni du sang, ni de l’héritage, ni de l’appartenance, mais celle du réseau : un système acentré fonctionnant de pair à pair. Tous ne s’y sont bien sûr pas reconnus et le syntagme autorisait d’ailleurs sa version négative jenesuispascharlie, plus fréquemment exprimée qu’on a bien voulu le dire. À travers ces innombrables « je », quelque chose en tout cas d’un Nous s’est manifesté.
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