L’état des technologies détermine l’objet, le matériau que l’on cache, ainsi que la configuration du lieu où on le dissimule encore pour le protéger. La confession orale autrefois vulnérable aux seules oreilles indiscrètes le devient à l’écoute à distance via un micro lui-même caché, et à l’enregistrement pour diffusion éventuelle. Au fil du temps, les supports du secret se multiplient, ce qui aggrave encore sa vulnérabilité ; les papiers de la graphosphère doivent donc faire l’objet de traitements à l’aide de techniques bien connues : pli, sceau, cachet, code, encre sympathique… Et ainsi de suite : le progrès des techniques de dissimulation accompagne celui des technique de communication.
Par définition, les lieux du secret sont fermés aux visiteurs. Aussi, mis à part les dispositifs anciens désactivés que l’on peut admirer sur place ou dans les musées spécialisés, notre information provient en grande partie de la fiction, écrite ou filmée où s’exposent les représentations des lieux communs dérobés du secret.
Les chambres et les passages secrets, les souterrains, les cryptes et les coffres, coffrets, cassettes et autres cabinets, d’abord associés à la cathédrale et au château, se répandent dans les grandes demeures bourgeoises, témoignant de l’autonomie gagnée par la classe marchande. Cette privatisation se poursuit encore aujourd’hui avec la démocratisation de la cryptologie numérique.
Une coffre recèle en général des secrets et de l’argent ce qui suggère entre eux certaines relations. Le secret ajoute de la valeur à l’information qui en peut-être dépourvue (fausse, mensongère ou nulle), un peu comme la fonction monétaire confère de la valeur à ce qui n’en a guère (le papier), afin de faciliter sa circulation, tout en restant difficile à reproduire : les « planches » des billets de banque sont bien gardées. Écarté des affaires, de la société anonyme et des comptes numérotés, le peuple, pour sa part, en est réduit à de plus rudimentaires cachettes : sous le matelas, dans une lessiveuse, ou dans le fonds de l’armoire. Mais patience, il sera bientôt lui aussi connecté au coffre-fort numérique.
La privatisation domestique se conjugue avec la montée en puissance d’institutions spécialisées dans l’intermédiation (le coffre à la banque, en principe c’est plus sûr) et l’État lui-même se trouve sollicité, ne fût-ce que pour garantir à tant des secrets, la protection de la loi.
Les modernes technologies de surveillance équipent d’abord les services de renseignement. Les yeux et les oreilles du pouvoir se multiplient dans l’espace public comme dans l’espace tout court (satellites), exemplairement dans l’espace urbain, avec la CCTV (Closed Circuit Television). Les mêmes instruments, miniaturisés, sont introduits dans les espaces privés et jusque dans le corps du sujet, dissimulés à l’insu des occupants par des équipes de techniciens spécialisés.
Dès les années 50/60, notamment aux États-Unis, la surveillance électronique privée est rendue accessible au grand public. Elle fait même l’objet d’un business dont les produits seront bientôt vendus dans les rayons spécialisés de magasins de bricolage, parallèlement au commerce des armes. A l’ère numérique enfin, l’industrie loge la caméra dans un smartphone. L’usage des prothèses qui équipent tout-un-chacun, déborde la sphère du privé et joue le rôle politique que l’on sait, dans les révolutions 2.0.
Mais l’évolution la plus frappante des dernières décennies est ce que l’on appelle la dématérialisation. Pour schématiser : autrefois le coffre en métal renforcé, bardé de serrures, le tout enfoui entre des murs de bétons. Hier encore, un disque dur d’ordinateur ou une clé USB protégée. À présent : le Cloud. Si l’on considère les fermes de serveurs informatiques et les installations de télécom qui forment l’infrastructure de ce nuage, la dématérialisation est toute relative ; du point de vue de l’usager, elle est toutefois bien réelle. Il en est de même pour la prétendue désintermédiation, en fait une substitution d’intermédiaires : opérateurs de l’Internet et de réseaux privés versus notaires et autres tiers de confiance.
Pour en revenir au lieux du secret, il se divisent en deux grandes catégories : ceux où l’on cache quelque chose ; et ceux où se joue l’aveu du secret, par persuasion ou par coercition plus ou moins violente. Nous en évoquerons ici quelques-uns parmi les plus significatifs.
Chambre (étymologiquement, camera, un toit, une voûte, en grec comme en latin) désigne à la fois une pièce, une enceinte et une institution politique et judiciaire, et cette polysémie doit alerter le médiologue. Dans un continuum public/privé, la chambre occupe pratiquement tout l’espace, de la transparence à l’obscurité. La chambre des députés réunit le peuple même, représenté : en principe, rien à cacher, tout ce qui est public doit être publié. A l’autre extrême, la chambre « à coucher » abrite le plus intime ; on y dissimulait naguère son journal ; on s’y réfugie désormais pour mettre à jour son profil Facebook. D’autres chambres encore sont des lieux de dévoilement de secrets : chambre de justice (en public, sauf huis-clos), chambre de torture.
Beaucoup plus discret, le cabinet désigne aussi indifféremment une petite pièce, un meuble et une institution politique où l’on délibère en secret. Passons discrètement sur l’usage, pudique plutôt que secret, du cabinet dans la sphère intime. Le cabinet des archives est le lieu terminal de nombreux secrets, institutionnels et personnels (grands hommes). Le matériau partage son nom avec l’institution chargée de les administrer, de les conserver et le cas échéant d’en réguler l’accès.
La dissimulation appelle l’aveu. Examinons en urgence une espèce technique en voie de disparition, menacée par la pratique de la confession en ligne. Le confessionnal est un isoloir destiné à accueillir le confesseur et le confessé, matériellement séparés et communiquant par l’intermédiaire d’un grillage monodirectionnel : le confessé peut voir le confesseur, de profil, mais pas l’inverse, ce qui autorise l’anonymat. Si la pratique de la confession remonte au XIIe siècle, l’usage du confessionnal se développe à partir du XVIe, lors de la Contre-Réforme : riposte à la désintermédiation protestante ? Mais ni Luther ni Calvin ne se prononcent formellement pour son abolition. Parmi les changements introduits par Vatican II, le confessionnal 2.0 autorise le face à face, ce qui conduit à modifier, significativement, la configuration du confessionnal. Cette réorientation, au sens propre comme au sens figuré, est assez troublante, dès lors que l’écran (et l’anonymat) sont préservés. Dans la tradition, le confesseur tend l’oreille, selon V2, il se place en face mais qu’est-ce qu’un face à face sans échange de regard ? Quoi qu’il en soit, le confessionnal, même traditionnel, est souvent équipé, à l’extérieur, de deux voyants lumineux qui signalent l’occupation (rouge) ou la disponibilité (vert) du confesseur, et cela à distance, pour ménager la discrétion.
Du coq à l’âne, un petit tour par le plateau télé, ce site de production et de recyclage de secrets ou prétendus tels appelés scoops – ne pas confondre avec spook, espion, en anglais argotique. Judicieusement, le téléspectateur désigne du même terme une collation insipide que l’on avale sans y penser, en regardant la télé.
Beaucoup plus intéressante est la salle d’interrogatoire policier, l’un des sites médiologiques les plus fascinants. Avertissement renouvelé : ce qu’on en sait, avouons-le, c’est en général parce qu’on l’a lu dans les livres ou vu dans les films et les séries TV américaines ; l’information de première main, dans l’un ou l’autre des deux camps en présence, est rare.
S’y conjuguent en tout cas : une action et des acteurs affrontés dans leurs rôles respectifs, suivant une théâtralité élaborée ; la violence plus ou moins légitime ; le droit et les contraintes qu’il implique (Code pénal) ; un rituel pratique et juridique (Code de procédure pénale) ; un aménagement matériel spécifique et des techniques ; une communication orale, corporelle et écrite… Le tout polarisé par un secret présumé détenu par une guest star à son corps défendant, le suspect. Ce personnage complexe connaîtra dans sa carrière divers avatars, sous différents rôles et statuts : mis en cause (le « MEC »), mis en examen ou témoin assisté (devant le juge d’instruction), prévenu (devant le tribunal correctionnel) ou accusé (en Cour d’assises). Mais ceci est une autre histoire…
De l’action, des rôles et des règles, du matos et des sentiments, qui dit mieux ?
Les policiers se partagent habilement les rôles, au plus simple : good cop, bad cop. Éventuellement assistés par un psy, en particulier dans les cas de crimes en série, ils font face au suspect, tour à tour seul puis épaulé (assis côte à côte) par son avocat. Le rôle de ce dernier est, en gros, de garder la maîtrise des informations divulguées par son client, en s’appuyant sur les droits de la défense.
L’espace est aménagé par la technique, du mobilier aux appareils d’enregistrement, et mobilise tout un matériau, notamment ces pièces, dites « à conviction », éléments à charge et autres indices graves et concordants : des témoignages, des textes, des images et des objets, préparés pour être présentés opportunément au suspect qui n’en peut mais.
L’interrogatoire articule deux modes de communication : l’oral en présence, face au corps éloquent et vulnérable du MEC ; et l’écrit, la déposition (procès-verbal) signée de sang-froid, requise par la procédure.
Si le cœur de l’action se situe dans la salle, à l’extérieur d’autres policiers peuvent voir et entendre ce qui s’y passe sans être vus, grâce à une miroir sans tain (l’inverse du grillage monodirectionnel au confessionnal) et communiquer secrètement avec leurs collègues qui opèrent à l’intérieur. Il arrive même qu’un interrogatoire implique plusieurs MECs séparément, dans des salles différentes entre lesquelles il faut encore ménager la communication des policiers mais à l’insu des suspects ; ce qui permet aux premiers de dire le vrai et le faux dans certaines limites fixées par le « principe de loyauté dans la recherche des preuves ».
Et tout ce déploiement, si tout va bien (ou mal, selon le parti qu’on adopte) pour aboutir au tribunal, avec un dossier bien ficelé. Lieu aussi riche sans doute où nous ne nous attarderons pas davantage : notons simplement que le témoin à la barre y jure, fort imprudemment et contre toute vraisemblance, de dire toute la vérité.
L’ancêtre barbare de la salle d’interrogatoire civilisée est la chambre de torture. On l’associe spontanément au passé, singulièrement au Moyen Âge et à l’Inquisition. Mais la torture, hélas, est toujours d’actualité – à ceci près qu’elle s’exerce en des lieux qui ressemblent plus à des laboratoires qu’à des chambres. Malgré tout, la pression physique, parfois modernisée (la gégène à l’ère de la fée électricité) fait de la résistance et continue, intemporellement, à recourir aux quatre éléments : le feu, l’eau, l’air (privation) et la terre : ensevelissement physique et métaphore de l’enfermement.
Désormais honteuse, la torture se cache – beaucoup moins depuis le 11-septembre – sauf sur les écrans complaisants. Le film Zero Dark Thirty inspiré par la traque et l’exécution de Ben Laden a été vivement critiqué et sans doute privé d’Oscars à cause de ses longues scènes explicites de torture. Sans que l’on sache très bien ce qu’on reproche au juste à ce déballage : une banalisation cynique de la torture ou bien la mauvaise image infligée aux institutions qui la pratiquent ?
Avant de quitter les lieux, mentionnons une institution disparue, mais pas tout à fait : l’ordalie. Plus connue sous le nom de jugement de Dieu, il s’agit d’une épreuve destinée à établir la vérité en sollicitant, faute d’aveu, une intervention de Dieu ou de la Providence. D’un point de vue athée, il s’agit d’un pur jeu de hasard comparable à la roulette russe. De nos jours, l’ordalie n’a pas totalement disparu : elle se dissimule parfois dans le verdict d’un jury souverain, surtout quand il est éclairé par des avis d’experts et autres psychologues.