Il n’y a pas que le doigt et la lune, il y a aussi le dépliement
coordonné du bras, de la main puis de l’index, en direction de la lune.
A l’origine, la logistique relève des travaux de l’esprit. C’est dans son acception militaire qu’elle rejoint le matériel, avant de se déployer dans l’industrie et de s’épanouir dans la globalisation. Après avoir ainsi rejoint l’organisation matérielle, elle est récemment retournée à l’abstraction : la simulation informatique de la gestion des stocks et du transports des marchandises marque en quelque sorte le tournant idéaliste de la logistique. D’où une rechute dans l’ambiguïté : une « entreprise de logistique » effectue des opérations réelles sur les stocks et souvent des opérations de transport, mais avec la sous-traitance et l’externalisation systématique du travail, le logisticien moderne à plus souvent affaire à un clavier qu’à un charriot élévateur [1].
En bons réalistes, nous dirons que la logistique articule désormais des activités matérielles et des spéculations assistées par ordinateur.
L’idéalisme logistique devait trouver un terrain plus favorable dans cette industrie singulière qu’est le « traitement de l’information » dont l’objet est présumé immatériel. Et pourtant la logistique y est omniprésente : logistique industrielle de production et de distribution des médias, logistique des usages, logistique des signes. Avec le numérique, le lecteur, naguère dernier maillon de la chaîne logistique, s’invite où bon lui semble.
Chez Aristote, logistikon désigne cette faculté de l’intelligence qui traite de ce qui est contingent, et que l’homme peut, en conséquence, organiser à sa guise. Le terme s’oppose alors à epistemonikon, qui traite des principes nécessaires, dans le champ de la science [2].
Une des parties de l’âme
« Supposons donc aussi qu’elle [la partie intellective de l’âme, douée de raison] ait deux parties : l’une, à l’aide de laquelle nous contemplons les choses qui sont telles qu’elles ne peuvent pas avoir d’autres principes que ceux qu’elles ont ; et l’autre, au moyen de laquelle nous connaissons les choses qui pourraient être autrement qu’elles ne sont. (…) Appelons donc scientifique (το επισθημονικον) l’une de ces parties de l’âme, et donnons à l’autre le nom de logistique (το λογιστικον) puisque délibérer et calculer ne sont qu’une mène chose, et que personne ne délibère sur ce qui ne saurait être autrement qu’il n’est ; en sorte que la logistique sera une des parties de l’âme qui sont le siège de la raison. »
(D’après La morale et la politique d’Aristote, traduites par M. Thurot. Firmin Didot, 1823).
Il faut attendre le XIXe siècle pour des militaires rapprochent la logistique de son acception la plus courante aujourd’hui. Pour le général Antoine Jomini, « l’art de la guerre se divise en cinq branches purement militaires ; la stratégie, la grande tactique, la logistique, l’art de l’ingénieur, et la tactique de détail… » (Précis de l’art de la guerre, 1838, p.35).
Le Trésor de la langue française (TLF) précise : organisation théorique de la disposition, du transport et du ravitaillement des troupes. En 1840, l’Académie voit dans la logistique le « nom donné à la partie spéculative de la science des armes ». Le général de Gaulle, lui, ne dissimule pas la machine :
« En choisissant des plans raisonnables, en s’y tenant avec fermeté, en respectant la logistique, le général Eisenhower mena jusqu’à la victoire la machinerie compliquée et passionnée des armées du monde libre » (Mémoires de guerre, 1946, p. 118). Machinerie passionnée : on savait le général futuriste, mais on ignorait qu’il lisait Marinetti.
Logistique continue néanmoins à désigner une algèbre utilisant un système de symboles abstraits : la logique symbolique. Les logisticiens se distinguent alors du commun des logiciens par l’usage de ce formalisme. En définitive, le TLF retient quatre acceptions, la mathématique (la partie de l’algèbre qui regarde les quatre opérations), la militaire, la médicale (la logistique hospitalière) et la philosophique (la logique symbolique déjà mentionnée). Logisticien, reste synonyme de « calculateur ». Littré ajoute que l’algèbre était autrefois nommée « logistique spécieuse » et que les logistiques (ou dogmatiques) appartenaient à une secte médicale de l’antiquité qui ne s’en tenait pas à l’expérience pure et y adjoignait la raison, la théorie.
Mais c’est la révolution industrielle qui va clairement sanctionner la matérialisation de la logistique. La concentration de la production dans les fabriques requiert l’acheminement de l’énergie, des matières premières, des produits semi-finis et des travailleurs jusqu’au site d’assemblage. Par rapport à notre définition générale (acheminer et agencer) on distinguera plus tard la logistique proprement dite (acheminement) de la productique qui organise l’agencement sur la chaîne de montage. Articulées, l’une et l’autre constituent la supply chain.
La globalisation extensive ou mondialisation, qui désigne la redistribution dynamique des capacités de production à l’échelle mondiale, va donner toute sa portée à la logistique. Elle s’appuie en effet sur la proposition suivante : il est possible de décomposer une chaîne de production en éléments susceptibles d’être localisés là où chaque élément sera traité de la manière la plus efficiente. La logistique et l’infogistique (le système d’information logistique) assurent l’intégration de la chaîne de valeur globale.
On retiendra le terme infogistique qui semble désigner la logistique des informations, et, surtout, la promotion de la chaîne de production au rang de chaîne de valeur.
Les définitions récentes rapprochent systématiquement flux de produits et flux d’information et intègrent l’ensemble du processus, « du fournisseur de votre fournisseur au client de votre client ». Le consommateur lui-même est inclus dans la chaîne : la reverse logistics prend en charge le service après-vente.
Le calcul et l’informatique vont donc jouer un rôle de plus en plus déterminant dans une fonction logistique qui cherche une solution à l’équation représentant les coûts respectifs des stocks dans les entrepôts et des flux sur les voies de communication. L’art du logisticien consiste précisément à établir un optimum en évitant les fatales ruptures de stocks.
Il faut alors compléter la définition : l’art d’acheminer et d’agencer des éléments dispersés en vue de produire un tout organisé à l’endroit et au moment précis où l’on en a besoin. Car, via la valeur, c’est le temps qui devient l’enjeu principal.
Un stock immobilisé coûte : outre les mètres carrés qu’il occupe, il se dévalorise en général au cours du temps par entropie – à moins qu’il puisse donner lieu à spéculation financière. Certains stocks font exception, à condition qu’on leur prodigue des soins, les grands crus par exemple et tous les produits auxquels le temps ajoute de la valeur, autant dire le vivant, jusqu’à l’âge du déclin. Les stocks d’information obéissent à un régime particulier, on y reviendra.
Mises à part ces exceptions, le mot d’ordre est : « zéro stock, zéro délai » ou, plus subtilement, « juste à temps ». Ce qui signifie que les stocks ne sont plus immobilisés dans les entrepôts mais rendus mobiles, en route vers les chaînes de montage – de valeur – qui requièrent une parfaite ponctualité. Naturellement, l’augmentation des coûts de transport modifie les termes de l’équation [3]. La notion de Just in time Open Learning (le juste-à-temps de l’apprentissage) témoigne de l’emprise de ce modèle ici étendu au savoir : acquérir des connaissances juste à temps, c’est-à-dire au moment précis où il est requis, à l’encontre d’une antique pédagogie fondée sur l’accumulation et le métabolisme, sans référence à l’usage immédiat.
Dans le domaine du traitement de l’information, on peut pourtant repérer trois logistiques au moins : la logistique industrielle de production-distribution des objets (livres, journaux, émissions audiovisuelles), la logistiques des usages et celle des signes qu’il faut encore appréhender, on va le voir, à trois niveaux différents.
Sur les logistiques industrielles de production et de distribution des médias (librairies, NMPP, postes….) et sur les transformations que leur fait subir la révolution numérique, on pourra se reporter à l’article « les nouvelles hybrides » dans ce numéro de Médium.
La logistique des usages personnels et sociaux traite de nos comportements à l’égard de ces mêmes objets que chacun se procure, garde avec soi pour les consulter, range pour y accéder de nouveau ou pour les archiver. C’est ici que surgissent les débats sur l’indexation, la conservation et l’accès aux documents, familiers aux spécialistes comme à tout individu aux prises avec le rangement des livres de sa bibliothèque.
La logistique des signes peut être appréhendée en termes de « formats » (tel le livre ou le journal), de rubriques (leur agencement dans la page, par exemple) ou d’unités de sens. Avec la logistique des signes on touche sans doute au cœur de la démarche médiologique. Notons d’abord qu’elle ne saurait être envisagée indépendamment des deux précédentes (industries, usages) dans l’analyse des rapports entre le « physique » et le « sémiologique », entre les objets et les messages dont ils sont porteurs. C’est ainsi que l’on pourra confronter l’agencement du texte, ce qu’il donne à voir et ce qu’il donne à entendre. La rhétorique s’appuie sur une véritable logistique de l’argumentation.
Dans ce numéro de Médium, on s’est attaché à évaluer les effets de la révolution numérique qui touche aux infrastructures de production des médias, aux logistiques de création d’ingénierie et de fabrication. La numérisation produit de nouveaux formats, de nouveaux médias (le blog), elle revisite les anciens et hybride les uns avec les autres. En même temps, cette transformation des modes de production remet en cause les entreprises, les institutions et les rôles sociaux (le journaliste versus le blogueur). Et enfin, elle transforme nos comportements à l’égard des messages, en lecture comme en écriture.
Notons au passage que logistique et hybridation entretiennent une relation étroite : c’est parce que le numérique permet de saisir des éléments de plus en plus ténus que l’hybridation peut opérer au plus fin, jusqu’au bit et au pixel agencés par la nanologistique des algorithmes [4] .
La conséquence la plus significatives de l’irruption du numérique dans les logistiques de l’information est sans aucun doute qu’il ménage au « consommateur » un accès aux chaînes logistiques à différents niveaux d’élaboration des contenus et des formats. C’était déjà le cas dans l’industrie du hardware. Un acheteur qui commande un ordinateur en ligne agit exactement comme un donneur d’ordres en cochant les diverses options qui lui sont présentées sur le site : il « configure » lui-même la machine qu’il souhaite commander et initialise en quelque sorte la chaîne d’assemblage. A fortiori dans les industries de l’information, l’usager peut à présent remonter toute la chaîne, changeant alors de statut, jusqu’à devenir lui-même auteur ou « designer de format », et puis redescendre cette même chaîne pour fabriquer (imprimer) un produit radicalement personnalisé. Nul logisticien ne saurait se tenir plus proche des besoins du client que le client, de surcroît imbattable sur les prix.
En cas de grande fatigue, on prescrira, avant l’abstinence, le recours aux bons vieux produits standard, agencés et acheminés par des gens dont c’est après tout le métier.