Il en va de l’érotisme comme de l’art ou de l’humour : s’il ne se laisse enfermer dans aucune définition, c’est que son objet – le plaisir sexuel pour lui-même, hors de toute injonction biologique – est un objet spirituel, un écart vis-à-vis du pulsionnel. L’érotisme relève de sa propre logique : une logique assez proche de celle du jeu et de la rêverie dirigée, qui se donne des règles, mais librement, et uniquement pour le plaisir. La logique érotique est autonome : elle échappe aussi bien à la contrainte du besoin physique qu’aux restrictions de la morale. Son but : développer un culte du plaisir où l’émotion sexuelle serait conçue comme une véritable œuvre d’art, comme une aventure esthétique. Éros est un dieu civilisateur. Le règne animal connaît l’attirance sexuelle, la « parade amoureuse » et le cérémonial instinctif de la « séduction ». Mais il ne connaît pas l’« érotisme » qui suppose l’écart de la langue, la conscience de soi et des autres, les normes de l’espace social, le goût du risque, la transgression des interdits, la capacité à concevoir des scénarios inédits, à former des artefacts techniques et à manipuler des dispositifs symboliques.
L’érotisme n’est pas la pulsion sexuelle, mais sa conversion en imaginaire : c’est un jeu avec et sur les représentations. Ce jeu a une histoire – celle des techniques de la représentation - qui a laissé des traces innombrables, aux quatre coins du monde : les symboles et les images par lesquels éros, artiste et technicien, a reformulé, siècle après siècle, notre obstination à vouloir connaître physiquement la saveur de l’éternité. Cette aventure immanente de l’érotisme est beaucoup plus ancienne que l’historicité elle-même. Elle remonte, bien avant l’écriture, à une époque où l’espèce humaine était encore en formation ; elle a accompagné la naissance des civilisations et elle a traversé cinq mille ans d’histoire au cours desquels tout n’a pas toujours été rose pour le dieu de l’Amour. Il y a eu des époques et des cultures heureuses où le plaisir sexuel a été fêté et honoré, mais il y en a eu, de beaucoup plus nombreuses, où Éros a été impitoyablement pourchassé et crucifié. Où en sommes-nous aujourd’hui ? De quel « érotisme » pouvons-nous nous prévaloir à l’âge où les libertés démocratiques rivalisent avec une remontée des archaïsmes religieux, dans un monde, globalisé par Internet et fragmenté par l’obsession du profit, qui semble de plus en plus incertain de ses valeurs et qui tend à faire du désir amoureux un objet de consommation de masse ?
Entre 1960 et 1980, le monde occidental s’est libéré de la plupart de ses tabous, moraux et religieux. La prospérité de la reconstruction et l’hégémonie démographique des enfants du baby boom se sont traduites pendant plus de vingt ans par ce que l’on a appelé la « parenthèse heureuse » : des millions de filles et de garçons en bonne santé et bien nourris, la pilule pour en finir avec la menace des enfants non désirés, les interdits moraux tombés en désuétude, les antibiotiques pour vaincre la malédiction des maladies vénériennes… tout semblait définitivement possible. Gainsbourg et Birkin le chantent, et c’est la vérité pour toute une génération : « 69, année érotique… ». Mais, dès le début des années 1980, chacun doit se rendre à l’évidence : le fléau du SIDA, la récession économique, la remontée du sentiment religieux, la résurgence du puritanisme, le choc des cultures, le politiquement correct, les fatwa… c’est la fin des utopies. La parenthèse heureuse aura duré vingt-cinq ans, mais elle s’est bel et bien refermée. Faute d’avoir changé la vie, le culte d’Éros devient un argument de vente pour les publicitaires : les produits sont sur-sexualisés, érotisme se met à rimer avec consumérisme.
Suite :
La vulgate contemporaine
Homo erectus, homo eroticus
Révélation et syndrome
La leçon de Leroi-Gourhan
Éros civilisateur
Éros et la pornographie